vendredi 27 janvier 2012

Chapitre 6 : Almee Natar

  
     Dans un couloir perdu au fin fond du complexe labyrinthique du CRTN, au cœur du département scientifique expérimental, Vladimir s’arrête devant une porte qui n’affiche aucun indice visuel quant au lieu où elle mène. Un simple contrôleur rétinien renforcé par un système de carte indique que quelque chose d’important doit être caché derrière.
     Vladimir plaque son œil sur le contrôleur qui émet un son strident. Le message « insérez carte » apparaît sur le petit écran de contrôle verdâtre. Vladimir farfouille dans les poches de sa veste et en sort un étui dans lequel se trouvent une vingtaine de cartes différentes, certaines avec sa photo dessus, d’autres sans aucune indication particulière. Il en retire une complètement blanche, présentant simplement une disposition originale de plusieurs petits trous, puis l’insère dans le lecteur de carte.
     La porte s’ouvre après qu’une légère alarme ait retenti et le professeur pénètre dans la nouvelle salle qui s’offre à lui, plongée dans l’obscurité la plus totale.
Il allume la lumière et dévoile ainsi un grand laboratoire circulaire sur les murs duquel se trouvent alignés une série de quatre tubes cryogéniques individuels. Il s’approche de l’un d’entre eux et passe sa main sur la vitre pour effacer la buée qui s’y est accumulée au fil du temps. Derrière la vitre, un visage serein de jeune garçon, les yeux grands ouverts, semble attendre calmement. Rien n’indique qu’il soit en vie. Il possède des cheveux gris pâle en bataille sur lesquels apparaissent des traces de gel. Il a de grands yeux noirs à l’expression farouche, malgré leur immobilisme, qui traduiraient presque une grande curiosité. Sauf qu’ils semblent morts. Au grand maximum, cet individu ne doit pas avoir plus de dix-huit ou dix-neuf ans. Vladimir affiche un sourire ému à la vision de ce visage figé par le froid.

(Vladimir) : Te voilà, toi…

     Il pianote sur le panneau de contrôle à la droite du tube cryogénique et une épaisse fumée s’échappe soudainement de sous la vitre, comme une cocotte minute sous haute pression. Lorsque la fumée blanchâtre s’est complètement évacuée, la vitre du tube se soulève, laissant apparaître le corps du garçon à l’air libre. Il est toujours immobile, à la manière d’un cadavre, et semble tout aussi froid que s’il en était réellement un. Son torse nu laisse apparaître une musculature plutôt impressionnante pour un garçon de son âge. Il porte un léger pantalon noir qui s’est figé dans ses replis en raison du froid.
     Vladimir se place en face de lui et se met à chercher du bout des doigts quelque chose sur le côté gauche de sa poitrine, à proximité du cœur. Il finit par trouver ce qu’il cherche : un léger interstice qu’il frôle du doigt avant d’exercer une légère pression dessus. Le pectoral gauche du garçon s’enfonce alors d’un millimètre environ, se découpant en un carré parfait qui coulisse de lui-même vers le bas, disparaissant sous la peau du torse. Ce qui apparaît en dessous, là où devrait se trouver le cœur, ressemble à une espèce de cylindre métallique auquel sont reliés plusieurs câbles ainsi que des éléments qui apparaissent être organiques, ou tout au moins synthétiques.
     Vladimir s’accroupit pour chercher un tiroir à rabat se trouvant sous le tube cryogénique. Il y trouve deux boîtes en forme de thermos à la couleur chromée uniforme. Il en prend une en main et dévisse l’espèce d’interstice rond qui se trouve à son extrémité, après quoi il introduit le cylindre dans le logement prévu à cet effet, à l’intérieur de la poitrine du jeune homme. Une fois ceci fait, il revisse l’extrémité d’un geste sec et tous les composants électroniques se mettent en marche, un petit voyant rouge s’allumant à côté de ce qui ressemble fortement à une batterie. Ensuite, il remonte la plaque pectorale jusqu’à ce que l’illusion du corps soit à nouveau parfaite. Personne ne pourrait se douter que ce garçon, semblant tout à fait normal, dispose d’une machinerie complexe à la place du cœur.
     Vladimir recule d’un pas, contemplant le jeune homme aux éléments robotiques d’un air satisfait, avant de plaquer une main contre son menton.

(Vladimir) : Connexion.

     Les yeux du garçon robotique s’animent alors vivement et observent à une allure affolante dans toutes les directions, les capteurs visuels reprenant une empreinte consciente de leur environnement. Sa bouche s’ouvre et se referme deux fois de suite, puis enfin il répond au scientifique.

(Réploïde) : Système opérationnel.

(Vladimir) : Bonjour, réploïde.

     Les yeux du jeune homme s’arrêtent sur le professeur et le « réploïde » sort du tube pour avancer d’un pas vers lui. De petits amas de glace cristallisés se décrochent de ses cheveux et de son pantalon, tandis que la pellicule plus fine qui recouvrait sa peau commence à se liquéfier, l’humidifiant de la tête aux pieds. Il s’arrête à nouveau, tourne sa tête de gauche à droite puis fixe à nouveau son regard sur Vladimir, d’un air curieux.

(Réploïde) : Bonjour.

(Vladimir) : Écoute-moi, réploïde, je dois aller récupérer du matér…

     Le réploïde lève alors brutalement la main pour prendre la parole, coupant celle de son interlocuteur.

(Réploïde) : Il me semblait que vous aviez appris mon nom il y a un bout de temps, prof.

     Vladimir semble quelque peu gêné, sans doute parce qu’il n’aime pas les familiarités avec ceux qu’il considère comme des machines.

(Vladimir) : Oui, excuse-moi… Almee. Je suis toujours surpris que tu aies gardé ta personnalité originelle.

     Le dénommé Almee fronce légèrement les sourcils puis hausse les épaules.

(Almee) : C’est moi qui l’ai demandé, vous ne vous souvenez pas ? Et puis vous étiez d’accord.

(Vladimir) : Ça remonte à quelques années déjà… je ne me souviens pas de tout. Mais tu dois te souvenir que je t’ai sauvé de ton exécution, non ?

     Almee baisse la tête, les yeux sombres, puis la redresse à nouveau vers le professeur, un regard neutre imprimé sur le visage.

(Almee) : Inutile de me dire ça pour me rappeler que je bosse pour vous, prof.

     Vladimir affiche alors une expression légèrement désolée et se racle nerveusement la gorge.

(Vladimir) : Non, ça n’a rien à voir, c’est juste que… roh, je n’aurais pas dû dire ça…

(Almee) : J’étais innocent. Mais comme c’était le seul moyen de m’en tirer, j’ai accepté d’être le cobaye de votre expérience de réploïde… vu sous cet angle, on ne peut pas vraiment dire que vous m’ayez sauvé, pas vrai ?

     Vladimir agite son bras gauche en signe de dénégation et pousse un soupir avant d’afficher une expression un peu plus sévère.

(Vladimir) : Toujours le même problème avec les réploïdes qui gardent la mémoire.

(Almee) : Si ça vous dérange tant que ça, autant ne pas le proposer à vos cobayes… moi je voulais rester humain avant tout, mais peu importe. Pourquoi vous m’avez foutu au congélateur pendant…

     Ses yeux se fixent dans le vide et sa posture redevient rigide, un léger bruit d’accélérateur se met en marche, semblant provenir de l’intérieur de sa tête, puis le son s’atténue et le réploïde reprend une attitude normale. 

(Almee) : … Quatre ans, huit mois, neuf jours, six heures, treize minutes et cinquante-sept secondes ?

     Vladimir s’adosse à la console de relevés vitaux se trouvant sur le mur adjacent. Visiblement, il s’est attendu à cette question, et prend donc son temps pour y répondre.

(Vladimir) : Un bug général sur les modèles de réploïdes de ta série. Certains de tes pairs se sont mis à attaquer les scientifiques qu’ils étaient censés épauler. Il y a même eu des morts. On a préféré tous vous arrêter et vous cryogéniser pour éviter tout risque.

(Almee) : Et vous n’avez pas peur que je bugue, moi aussi ?

     Vladimir prend une pose réflexive et se frotte lentement le menton, semblant tout à coup considérer les risques réels de son acte.

(Vladimir) : Non… j’ai programmé moi-même ton « inhibiteur de comportement » en y ajoutant un antivirus de très bonne qualité. Normalement il n’y a aucun risque.

     Le scientifique détourne le regard, visiblement turlupiné par quelque chose.

(Vladimir) : Mais mes supérieurs n’ont pas voulu entendre raison à l’époque, et on a forcé ta cryogénisation, malgré mes protestations.

     Les yeux d’Almee s’assombrissent alors et il se cambre en arrière en poussant des hurlements horribles dans des spasmes musculaires impressionnants. Immédiatement, Vladimir se redresse, les yeux écarquillés et le teint virant au blême cadavérique.

(Almee) : Gyaaaaaaaaaaaargh !!

     Vladimir se précipite sur le réploïde pour tenter de le retenir afin d’éviter qu’il ne s’effondre contre le tube cryogénique dont il vient de sortir. C’est finalement Almee qui se redresse de lui-même et saisit violemment le professeur d’un geste brusque, l’attirant contre lui avec force.

(Almee) : Graaaah !! JE VAIS VOUS TUER !

     Vladimir parvient à se dégager de l’étreinte de son assaillant et recule de quelques pas pour atteindre la télécommande de contrôle à distance qui se trouve sur le bureau de maintenance, au centre de la salle. Il se retourne pour la saisir, prêt à débrancher Almee définitivement, lorsqu’il entend un ricanement dans son dos. Il se retourne alors vivement pour voir Almee plié en deux, se tenant les côtes en riant bruyamment. Il montre le professeur du doigt et pouffe deux fois plus de rire. Des larmes coulent de ses yeux plissés. Vladimir repose la télécommande sur le bureau et se rapproche du jeune homme d’un air sévère.

(Vladimir) : J’imagine que tu te trouves drôle.

(Almee) : Désolé, prof… c’était plus fort que moi !

     Vladimir pousse un soupir de soulagement, laissant Almee se remettre de son fou rire. Un euphorisme toujours imprimé sur le visage, le réploïde tente de se contrôler pour écouter ce que son « créateur » a comme mission à lui confier.

(Vladimir) : Si tu as fini de faire l’andouille, je vais pouvoir t’exposer la situation.

(Almee) : Je vous écoute.

(Vladimir) : Je dois me rendre à Idlow pour me procurer du matériel de récupération afin de concevoir un nouveau modèle de sous-marin… j’entre pas dans les termes techniques vu que tu n’y connais rien. Toujours est-il que j’ai besoin de toi pour veiller sur ma personne le temps du voyage.

     Almee hausse les épaules d’un air légèrement dédaigneux avant de s’étirer paresseusement de tout son long, les yeux encore brillants des larmes euphoriques qui y ont coulé.

(Almee) : Ben je n’ai pas le choix, je prends. Ça me permettra au moins de sortir un peu et de me dégourdir les pattes.

     Vladimir approche du tube cryogénique et en referme le couvercle, après quoi il s’accroupit à nouveau devant le tiroir de rangement situé en dessous et y prend le second cylindre qui y est entreposé. Almee jette un coup d’œil légèrement étonné à ce mouvement.

(Almee) : Pourquoi vous prenez une autre batterie ? Celle que vous venez de me mettre est pleine.

(Vladimir) : Tes batteries sont des anciens modèles, j’ai peur qu’elles aient morflé avec le temps. J’en prends une au cas où on aurait besoin de tes compétences et que la première serait à plat. On n’est jamais trop prudent.

     Almee croise alors fièrement les bras sur son torse nu et musculeux.

(Almee) : Ouais. N’empêche, vous me sous-estimez là.

     Vladimir ricane et range la seconde batterie dans un petit sac de transport à anse qu’il passe autour du cou d’Almee.

(Vladimir) : Et maintenant, le plus dur : convaincre Erkham de me faire une autorisation providentielle pour qu’on puisse partir à Idlow. Et il va aussi falloir que je le convainque de faire un permis de sortie pour toi. Je sens qu’il va râler.

samedi 21 janvier 2012

Chapitre 5 : Vladimir Morlan


     Hydrapole, capitale de la technologie, est la ville la plus prospère du monde de Kiren. C’est une cité empiétant largement sur la mer, chaque mur reflétant ses reflets chromés. Son aspect lisse et métallique est proche de la personnalité de la plupart de ses habitants, des êtres devenus plus proches des robots que des hommes, tant les machines ont pris une place importante dans leurs vies. Cette cité flottante abrite la plus grosse partie des habitations les plus riches sous la surface. Cet envers du décor est bien moins réjouissant, car dissimulant une technologie de pointe si avancée que les dirigeants sont devenus totalement paranoïaques : les gens vivant dans ces quartiers immergés n’ont quasiment pas le droit de sortir, et presque personne ne peut y entrer.
     Hydrapole s’est tellement repliée sur elle-même au fil du temps qu’elle a perdu toute puissance politique à l’échelle internationale. Mais en contrepartie, sa puissance économique est sans limite. Son gouvernement fantomatique ne fait jamais d’apparition, si bien que ce sont les grandes firmes qui semblent diriger la ville d’une poigne de fer.
     C’est le cas de la société Techma-1, dont le centre principal rassemblant toutes ses infrastructures, le CRTN (Centre de Recherche en Technologie Nouvelle), est le plus gros bâtiment de la partie émergée d’Hydrapole.
     Vladimir Morlan, un scientifique de génie à la renommée mondiale, est une des perles dont dispose Techma-1. Il met chaque jour son intelligence et sa créativité au service de l’entreprise en inventant des merveilles dans le domaine de la robotique et de l’aérospatiale.
     Ce jour-là, Vladimir se dirige vers son bureau. Resplendissant dans sa veste de laborantin grisâtre, son jeune âge est trompeur par rapport à ses qualités. L’œil vif et fier, il porte des cheveux noirs broussailleux qui encadrent son visage fin, mais pourtant dur. Son œil à la pupille noire se place devant le contrôleur rétinien et une porte-sas s’ouvre devant lui, dévoilant à son regard le laboratoire personnel mis à sa disposition, le numéro 51, où toute son équipe de recherche est sur le pied de guerre.
     Un des scientifiques s’approche de lui, tenant un plateau sur lequel est disposée une lettre cachetée.

(Vladimir) : Bonjour Farim, qu’est-ce que c’est que ça ?

(Farim) : Bonjour Professeur Morlan. C’est une lettre en provenance de la haute hiérarchie qui est arrivée pour vous ce matin. Le directeur a déjà…

     Coupant la parole au dénommé Farim, le Directeur du département scientifique du CRTN, un gros bonhomme à la barbe prononcée, et visiblement très à l’étroit dans son complet couleur olive, repousse le jeune scientifique pour serrer la main à Vladimir.

(Vladimir) : Bonjour, monsieur Erkham…

(Erkham) : Ah Vladimir, vous avez lu la lettre ?

(Vladimir) : J’allais le faire, monsieur.

(Erkham) : Oh, je vous ai coupé ? Mille excuses !

     Erkham saisit les épaules de Farim et le replace devant Vladimir, le forçant à lui tendre le plateau sur lequel se trouve toujours la lettre. Vladimir prend celle-ci entre ses mains et Erkham repousse à nouveau le jeune scientifique en arrière. Ce dernier, fâché par le comportement de son supérieur, repart à son poste de travail d’un air  légèrement courroucé.

(Erkham) : Ça vient de la très haute hiérarchie, Vladimir !

     Vladimir jette un œil avisé au cache de l’enveloppe et constate le sceau personnel du dirigeant du CRTN.

(Vladimir) : De… Monsieur Opitz en personne ?

(Erkham) : Exactement. Vous vous rendez compte de cet honneur, Vladimir ? Monsieur Opitz, qu’aucun employé n’a jamais vu, vous écrit une lettre à vous, mon poulain. Une lettre en personne. Lisez-la, lisez-la !!

     Tout en ignorant les gesticulations euphoriques de son directeur, Vladimir décachette l’enveloppe et en extrait un papier où une écriture fine et appliquée est inscrite. Il commence à lire à haute voix pour en faire profiter Erkham.

(Vladimir) : « Cher Monsieur Morlan, étant donné les excellents résultats de votre équipe de recherche et votre renommée de plus en plus affirmée au fil du temps, moi, Monsieur Opitz, vous demande en personne de réaliser un travail aéronautique pour une nouvelle gamme de vaisseaux que produira le CRTN. »

(Erkham) : Oh mon dieu ! OH MON DIEU ! Une gamme produite de A à Z par nos locaux ! C’est un rêve !

     Ignorant les cris et gesticulations victorieuses de son supérieur, Vladimir poursuit la lecture, concentré et impassible.

(Vladimir) : « Cet appareil fonctionnant sur la base d’un Aco-5 devra être utilisable aussi bien en tant que véhicule terrestre, nautique ou sous-marin. En outre, il ne devra pas dépasser la taille d’un Aco traditionnel. Je me doute que l’ampleur de la tâche sera énorme, mais je sais également que je peux me reposer sur vos épaules et sur celles de votre équipe de recherche, qui ne m’a, jusqu’à présent, jamais déçu. Il va sans dire que votre travail sera récompensé comme il se doit. Avec toutes mes amitiés, cordialement, Monsieur Opitz. »

     Presque comme s’il s’y était attendu, Vladimir se rend compte que l’euphorique Erkham laisse peu à peu place à un personnage non pas moins nerveux, mais beaucoup plus inquiet.

(Erkham) : Un sous-marin mobile et terrestre de taille Aco ? Mais c’est de la folie.

     Vladimir replie calmement la lettre et la range dans l’enveloppe, puis glisse celle-ci dans la poche de sa veste. Il se frotte le menton d’une main calme, puis dépose une tape amicale sur l’épaule de son directeur qui apparaît de plus en plus effondré.

(Vladimir) : De la folie oui, mais j’aime ce genre de défi. Et on va se mettre tout de suite au travail. Nous ne pouvons décevoir Monsieur Opitz.

     Erkham hoche la tête, et agitant ses doigts de manière nerveuse, se met à trépigner. Il semble chercher un moyen de se rendre utile. Vladimir le jauge d’un air légèrement ironique, s’interdisant de le couper, comme s’il profitait de son état de stress et le contrebalançait par son calme olympien. Finalement, le directeur du département scientifique semble trouver ce qu’il cherchait et lève son index d’un air triomphant.

(Erkham) : Je vais demander à ce qu’on vous alloue immédiatement une salle de réunion pour réunir votre équipe.

(Vladimir) : Merci, monsieur Erkham.

     Enfin débarrassé de cette tempête humaine, qui prend immédiatement la direction de la sortie du laboratoire 51, Vladimir pousse un soupir et se dirige jusqu’à Farim, qui manipule consciencieusement des composés chimiques aux couleurs étranges et exotiques.

(Farim) : Je n’arrive vraiment plus à supporter ce type.

     Vladimir se laisse aller à un bref éclat de rire en donnant une légère tape sur l’épaule de son subordonné.

(Vladimir) : Il est brusque, mais il a bon fond.

(Farim) : Et comment va Samantha ?

     Le sourire de Vladimir disparaît soudainement, ses yeux se perdant dans le vague. Il pousse un bref soupir avant de tourner des yeux un peu humides vers Farim.

(Vladimir) : Pas très bien, je le crains… Ça… Ça ne fonctionne toujours pas et… je devrais être un peu plus présent pour elle, je pense…

     Farim offre un sourire de réconfort à son supérieur et ami, lui donnant à son tour une tape amicale sur l’épaule.

(Farim) : Il faut garder espoir. Vous êtes un beau couple, vous pouvez déjà profiter pleinement de la vie. Le reste viendra en son temps, vous verrez.

(Vladimir) : C’est gentil, Farim… j’espère que tu as raison…

     Quelques heures plus tard, dans une salle de réunion où Vladimir a pu réunir toute son équipe pour expliquer la situation dans les détails, la tension est palpable sur tous les visages, tout comme l’excitation.

(Farim) : Il va sans dire qu’on va avoir besoin de matériaux à la pointe de la technologie.

(Vladimir) : Ça tombe bien, j’avais fait commander des plaques d’Aerium renforcées et des moteurs à fusion dernier cri à une nouvelle usine de construction, NanoCorp, qui a ouvert dans les nouvelles zones de développement, au Nord d’Eidolon.

     Un grand silence gêné s’abat sur la totalité de l’assemblée. Vladimir ne manque pas de le remarquer et, d’instinct, comprend très vite qu’un problème dont il n’a pas encore connaissance a dû survenir.

(Farim) : On ne vous a pas encore mis au courant, professeur ? Vous n’avez pas lu les journaux ces derniers jours ?

(Vladimir) : Je dois bien avouer que je n’en ai pas eu le temps, mais pourquoi me demandes-tu ça ? Que s’est-il passé ?

(Farim) : L’autochenille qui transportait les matériaux vers Hydrapole a été attaqué par un groupe de mercenaires. Le véhicule transportait également des armes qui ont été volées… tout le reste a été détruit.

     Vladimir reste un instant interloqué puis se masse le front d’une main tremblante. Toute l’excitation ressentie jusqu’à présent à l’idée de s’atteler à ce projet vient soudainement de se transformer en crainte. Un grand moment de silence s’abat dans la salle de réunion, qui est finalement rompu par un scientifique barbu portant de petites lunettes.

(Scientifique) : Peut-être peut-on repasser commande ?

(Vladimir) : Elle sera acheminée bien trop tard, on ne peut se permettre de ralentir la production. Nous perdrions l’argent de Monsieur Opitz et il finira par nous retirer le projet, faute d’avancement.

(Scientifique) : Alors il faut se baser sur d’autres matériaux.

     Vladimir semble réfléchir un instant, puis ouvre le dossier de production se trouvant devant lui, le feuillette et s’arrête soudain à une page qu’il lit attentivement avant de relever la tête vers son équipe.

(Vladimir) : A-t-on du matériel de traitement nano-technologique haut de gamme dans nos locaux ?

(Farim) : On a reçu deux percluseuses ioniques la semaine passée, et on a toujours notre bon vieux Miridion-5 à traitements phoniques, qui ne nous a jamais déçu malgré son âge.

     Les yeux de Vladimir s’illuminent et par effet de contagion, cette simple expression suffit à faire revenir une vague de bonne humeur dans l’assemblée de scientifiques.

(Vladimir) : Ce sera parfait ! Si tout le monde se donne à fond, on pourra établir un projet tenable et un prototype dans moins de trois mois. Délai légèrement plus long qu’à l’habituelle, mais tout de même satisfaisant.

     Tous les scientifiques se regardent avec étonnement d’un air ravi. Mais ils apparaissent un peu surpris, également.

(Scientifique) : Si je vous suis bien, vous voulez que l’on place nous-mêmes les alliages en nano-composition, mais sur quelle base voulez-vous que nous travaillions ?

     Vladimir laisse passer un silence, se doutant déjà de l’effroi que va susciter sa réponse.

(Vladimir) : De la récup’.

     Un frisson parcourt toute la salle, on entend même quelques cris de surprise qui font sourire Vladimir. Il se redresse de tout son long et s’avance vers son équipe en croisant les bras.

(Vladimir) : Je connais un très bon revendeur à Idlow qui, j’en suis sûr, aura les pièces qu’il nous faut à un prix tout à fait raisonnable. On ne va pas passer commande. Il ne faut surtout pas que l’administration sache que l’on utilise du matériel non homologué.

(Farim) : Mais comment allons-nous récupérer le matériel de ce revendeur alors ?

(Vladimir) : Je vais aller le chercher moi-même.

     Nouveau cri de stupeur et d’effroi qui immobilise toute la salle pendant quelques instants. Une femme scientifique à la coupe blonde assez courte et aux yeux bleus se rapproche de Morlan d’un air affolé.

(Scientifique 2) : Quitter Hydrapole ? Monsieur, c’est trop dangereux, surtout avec votre important statut ! L’administration serait parfaitement opposée à cette idée, et monsieur Erkham en premier.

(Vladimir) : Je me charge de faire approuver Erkham. Si j’arrive à lui soutirer une autorisation providentielle, l’administration n’y verra que du feu et je serai de retour avant même qu’ils ne se soient rendu compte de mon absence.

(Scientifique) : Reste que c’est bien trop dangereux pour vous d’y aller seul, sans escorte.

(Vladimir) : Dans ce cas…

     Il laisse planer un silence qui inquiète plus qu’il ne rassure. L’équipe de scientifiques, pendue à ses lèvres, est prête à tout entendre.

(Vladimir) : …je vais emmener Almee avec moi.

mardi 17 janvier 2012

Chapitre 4 : La brigade mène l'enquête


     Dans la cour du manoir des Laderton, toute une équipe d’enquêteurs est sur le pied de guerre et cherche des indices susceptibles de faire avancer leur enquête. Aux côtés des cadavres du vieux Laderton et de son garde du corps, un magicien à la coupe de cheveux quelque peu extravagante est en train de faire ses inspections, griffonnant de manière nerveuse sur un petit calepin. De taille moyenne, les yeux fins et marrons, il porte le même uniforme que les membres de la Brigade Inquisitoriale d’Eidolon, à la différence qu’il apparaît nettement plus détendu : en effet, son blouson de cuir noir est à moitié ouvert, dévoilant son torse nu, et une longue écharpe rouge est enroulée autour de ses épaules. Soudain, un petit diablotin à la couleur de soufre surgit de derrière lui, un sourire machiavélique imprimé sur les lèvres. Son nez globuleux et proéminent est ce qui ressort le plus de son faciès grimaçant et moqueur. C’est un familier, un de ces êtres éthérés invoqués par les mages depuis une dimension parallèle afin de leur servir de serviteurs, d’aides, de catalyseurs… parfois d’amis. Le diablotin se place face à son maître qui tourne un œil dubitatif vers lui tout en soulevant paresseusement un sourcil.

(Diablotin) : Zerkim, ne fais pas comme si tu avais trouvé quelque chose !

(Zerkim) : Tais-toi, bordel, j’essaye de me concentrer. Tu pourrais te bouger un peu aussi !

     Le diablotin se retourne vers les cadavres et écarte les bras comme s’il les révélait soudainement par ce geste.

(Diablotin) : C’est Louis Laderton, le propriétaire des lieux, et un de ses gardes du corps, Ulrich Vantrap. Tous les autres ont subi le même sort et les domestiques se sont terrés dans les caves au premier coup de feu. Ils n’ont rien vu.

(Zerkim) : Tu ne m’apprends pas grand-chose. Ils ont juste tué Laderton pour de l’eau ? Et puis pourquoi auraient-ils tué une partie de leurs complices devant les hangars ?

     Le diablotin se retourne en se trifouillant la barbiche et colle un coup de pied dans le genou de son maître pour signifier sa mauvaise humeur.

(Diablotin) : Mais j’en sais rien moi ! Divergence d’opinions peut-être.

     Le brigadier Zerkim jette un regard sombre à son familier, essayant de souligner la bêtise de ses précédentes paroles par ce geste.

(Zerkim) : Tu veux me faire croire qu’ils ne savaient pas à qui ils s’attaquaient ? Il faut être fou pour défier le clan Laderton… le contrecoup a dû être immédiat, la sentence sévère. Tous ces cadavres devant les hangars seraient une réponse ?

     Le diablotin hausse les épaules, redressant son long index, comme pour souligner les faits.

(Diablotin) : Ça, c’est seulement des suspicions. Aux yeux de la loi, il s’agit simplement là de Lord Louis Laderton, point. En aucun cas le leader du clan portant son nom… soi-disant qu’il n’existe pas.

     L’être éthéré jette un nouveau coup d’œil au cadavre du vieillard et affiche une grimace de circonstance.

(Diablotin) : En tout cas maintenant, il ne le sera plus jamais.

     Zerkim se redresse en refermant son calepin et se met à arpenter la cour en se frottant le menton et en marmonnant, semblant être dans un état de réflexion avancé. Le diablotin se met à marcher dans ses pas, imitant la posture de son maître.

(Zerkim) : J’aurais pas dû accepter cette enquête, m’enfin bon... Donc on dispose de quoi, concrètement ?

(Diablotin) : Pff… de pas grand-chose : la baraque est protégée par magie, on peut rien analyser, aucun témoignage et aucune preuve.

     Le duo descend la pente en direction des hangars et s’arrête devant l’hécatombe des terroristes faisant face aux espaces de stockage vidés de leur contenu.

(Zerkim) : Je vois mal comment on va pouvoir retrouver les vrais coupables. Le groupe armé responsable de la mort de Laderton a été complètement massacré, c’est donc qu’ils étaient manipulés par quelqu’un d’autre.
 
     Zerkim se dirige vers le baril d’eau abandonné dans lequel Rufus avait plongé Sayam. Il jette un œil par-dessus pour contempler l’eau stagnante, toujours rouge du sang qui l’a souillée.
  
(Zerkim) : Et ce baquet nous a révélé quelque chose ?

     Le diablotin claque ses mains l’une contre l’autre et affiche un air surpris.

(Diablotin) : Oui, oui : une fille a été plongée dedans. Les mages analystes disent que c’est la fille de Laderton.

(Zerkim) : Et où est allée Lady Laderton, selon toi ?

     Le diablotin plaque ses deux index contre chacune de ses paupières closes et se concentre longuement, visualisant mentalement le baquet et essayant de voir au-delà du temps un indice susceptible de faire avancer l’enquête. Soudain, il a la vision de deux mains qui se rencontrent, l’une tirant l’autre hors du baril. Il rouvre alors les yeux.

(Diablotin) : Une main l’a tirée de là.
  
(Zerkim) : Une main humaine ?

(Diablotin) : Selon toute vraisemblance, mais je n’en vois pas plus. La sécurité magique de la propriété est trop forte. Elle interfère avec mes pouvoirs.

     Zerkim recommence à faire les cent pas en grommelant, ne parvenant pas à trouver de solution aux questions que soulève cette affaire. Il a bien des suspicions sur certaines personnes, mais aucune preuve tangible. Il se retourne vers son familier qui le regarde se creuser la tête d’un air apathique, sans réagir.

(Zerkim) : Peut-être que Telziel et ses hommes pourraient nous filer un coup de main ?

(Diablotin) : La Brigade Inquisitoriale d’Eidolon ? Pourquoi pas, après tout… ils nous doivent bien un service, non ?

     Au QG de la Brigade Inquisitoriale d’Eidolon, Telziel est profondément endormi sur son bureau, qui est un véritable fourbi. Gobelets en plastique parfois encore à moitié remplis de café noir, papiers empilés dans un pêle-mêle indescriptible, stylos, photos, antistress, console de jeu vidéo portable, un poste d’ordinateur enterré sous des dossiers : voici une petite sélection de ce qu’on peut trouver sur le bureau de cet inspecteur de la Brigade Inquisitoriale d’Eidolon. Soudain, la sonnerie du téléphone se met à retentir et Telziel s’éveille en sursaut, renversant un gobelet à moitié plein sur un dossier apparemment important. 

(Telziel) : Et merde !

     Il relève rapidement le gobelet, retire le dossier et l’agite rapidement pour enlever le plus gros du liquide qui s’est écoulé dessus. Une fois ceci fait, il le bazarde à nouveau sur le bureau, renversant une autre pile de feuilles qui s’écroule au sol dans une cascade de paperasse tonitruante. Étouffant un autre juron, l’inspecteur se met alors en quête du téléphone qui apparaît être enterré quelque part sous son tas de feuilles et le trouve finalement dans la poubelle. Il décroche rapidement, assis au sol, le visage encore endormi.

(Telziel) : Inspecteur Telziel, Brigade Inquisitoriale d’Eidolon, j’écoute ?

     À l’autre bout du fil, on entend la voix de Zerkim.

(Zerkim) : Allo, Telziel ? C’est Zerkim, d’Adra’Haar. Je te dérange ?

(Telziel) : Non, non… Qu’est-ce que je peux pour toi ?

     Dans la salle adjacente au bureau de Telziel, Notgiel est en train d’essayer de taper un rapport sur une machine à écrire visiblement récalcitrante. Eliza est assise au bureau d’en face et relit de la paperasse sur le sorcier Jenkins qu’ils ont appréhendé précédemment. Notgiel interpelle Eliza en lui lançant une boulette de papier.

(Eliza) : Mmmh ?

(Notgiel) : Heu… je me demandais si tu faisais quelque chose ce soir, après le service ?

     Eliza sourit doucement en jetant la boulette de papier à la poubelle. Elle laisse mariner son collègue un instant, agissant comme si elle avait totalement éludé la question.

(Eliza) : Je ne sais pas si ça plairait à Maximilien…

     Notgiel affiche une mine totalement paniquée qui fait sourire son interlocutrice.

(Notgiel) : Quoi ? Telziel ? Lui et toi, vous… ??

(Eliza) : Tu es inspecteur et tu n’avais même pas remarqué ça ?

     Notgiel devient tout rouge et s’enfonce dans son fauteuil avant de recommencer à taper son rapport, visiblement très gêné par la situation. Soudain, la porte du bureau de Telziel s’ouvre à la volée, faisant sursauter le duo de brigadiers présents dans l’autre pièce. Telziel pointe une pile de dossiers du doigt.

(Telziel) : Notgiel, le dossier sur l’Ordo Arakis.

     Notgiel, visiblement désireux de bien faire, se jette fébrilement sur la paperasse et commence à fouiller. Eliza se redresse de son bureau et lance un regard interrogateur à Telziel.

(Eliza) : Tu as du nouveau sur l’Ordo ?

(Telziel) : Zerkim de la Brigade d’Adra’Haar vient de m’appeler. Le Seigneur Louis Laderton a été tué par une petite organisation criminelle locale dont tous les membres ont été massacrés sur place. Bien sûr le butin qu’ils convoitaient a été volé par quelqu’un d’autre. Ça me semble typique des agissements de l’Ordo.

     Notgiel extirpe un dossier assez énorme de la pile, faisant s’effondrer une bonne partie de celle-ci.

(Notgiel) : Je l’ai.

     Il l’apporte à son bureau autour duquel viennent le rejoindre Telziel et Eliza.

(Notgiel) : On les avait repérés dernièrement entre Eidolon et Adra’Haar. Ils ont attaqué un autochenille, il me semble.

(Telziel) : Une proie bien trop inintéressante pour l’Ordo. On comprend maintenant pourquoi ils ont agi ainsi : ils y ont volé des armes qu’ils ont fournies aux terroristes qui ont tué Laderton. C’est comme ça qu’ils se sont greffés à l’affaire. Le reste n’est qu’une histoire de celui qui tirera le gros lot en premier. Ça ne peut jamais bien se finir, surtout avec l’Ordo Arakis.

     Notgiel jette à l’inspecteur un regard en coin, dans lequel se lit un intérêt grandissant et une certaine curiosité.

(Notgiel) : Qui sont-ils en vérité ?

     Devançant l’émoi farouche de Telziel face à l’ignorance de son subordonné, Eliza se racle la gorge pour attirer l’attention sur elle et prend calmement la parole.

(Eliza) : C’est un groupe de mercenaires qui ne dépend d'aucune instance politique connue et semble agir uniquement dans son propre intérêt. On ne compte plus le nombre de braquages, vols, assassinats, pillages, et j’en passe, qui leur sont attribués. Ça fait des années qu’on essaie de les coincer.

(Notgiel) : Mais vous êtes sûrs qu’ils sont liés à l’assassinat du Seigneur Laderton ?

(Telziel) : Non, mais presque. Notre but est justement de le prouver.

     Telziel farfouille dans le dossier, en observe des feuillets pendant quelques minutes avant de tomber sur la photographie d’un hangar de ressourcement des eaux usées. Il brandit la photo vieillie par le temps devant ses collègues dans un geste triomphant.

(Eliza) : Qu’est-ce que c’est ?

(Telziel) : Soi-disant un hangar destiné au ressourcement et au nettoyage des eaux usées, mais en réalité un vrai petit marché noir de l’eau. L’Ordo semblait déjà avoir utilisé ces locaux pour le stock de certaines de ses marchandises, mais nous n’avons jamais pu le prouver.

(Notgiel) : Ça se trouve à Adra’Haar alors ?

(Telziel) : Non, à Hydrapole.

     Notgiel affiche une moue légèrement surprise et hoche la tête de gauche à droite en signe de négation.

(Notgiel) : Ça n’a pas de sens ! Il n’y a aucun profit à tirer du marché de l’eau à Hydrapole.
     Telziel se tape alors le front de la main, laissant clairement éclater son indignation sans qu’Eliza ait le temps de rattraper le coup cette fois.

(Telziel) : Mais t’es stupide ou quoi ? L’Ordo vole cette eau illégalement mais se doit de la revendre de manière légale. Ils ne veulent pas que les contrôleurs puissent se douter que l’eau contenue dans ces barils provient de chez Laderton, mais elle doit provenir de la source d’approvisionnement officielle d’Adra’Haar, qui se trouve chez leurs alliés du Kulshak, la province au Nord d’Hydrapole. C’est pour ça qu’ils vont les faire légaliser dans des zones de non-droit, précisément à Hydrapole, dans ce genre de hangars de stockage supposés acheminer les barils du Kulshak jusqu’à Adra’Haar. Là, ils les mêleront à d’autres barils officiels. Ça ne coûtera presque rien à l’Ordo. Une fois que les barils auront repassé la frontière, il n’y aura plus de risques de pistage, car même si les autorités locales prouvaient que ces barils étaient bien ceux de Laderton, ils n’auraient aucun droit dessus à cause de leur fausse provenance d’un territoire extérieur. C’est à ce moment que l’Ordo, disposant des titres de droit sur ces barils, les récupère et les revend à prix d’or, et ce de manière totalement légale, sans payer les coûts d’importation. Stratégie immonde mais payante.

     Notgiel devient rouge de honte face à cette explication qui ne fait que démontrer son ignorance coupable des systèmes de fraudes courants entre les divers pays de Kiren. Eliza s’étire doucement en bâillant, tentant de ramener la conversation sur des rails à la fois plus efficaces et moins agressifs.

(Eliza) : Et donc on fait quoi maintenant ?

(Telziel) : Eh bien… en route pour Hydrapole !

samedi 7 janvier 2012

Chapitre 3 : Rufus Van Reinhardt



     Toujours suspendue à son arbre, complètement désespérée, Sayam voit arriver vers elle son funeste destin sous la forme de terroristes armés de poignards et de quelques pistolets. L’un d’entre eux s’approche d’un pas lourd et menaçant. Il est trempé de la tête au pied et a le nez en sang. Sayam le reconnaît, c’est celui à qui elle a filé un coup de pied et qu’elle a envoyé nager par deux fois dans le bassin.

(Terroriste) : Toi tu vas y goûter, sale garce !

     Sayam gesticule autant qu’elle peut dans de vaines tentatives de défense par coups de pieds, sa position inconfortable rendant ses mouvements imprécis. Le terroriste place alors un gros coup de poing dans la hanche ensanglantée de la jeune femme, qui tombe quasiment inconsciente sous le coup de la douleur, non sans avoir poussé un cri de douleur et de désespoir. Elle remarque à peine le son provenant d’un moteur à fusion qui s’approche doucement. C’est un Piranha III, modifié pour le combat : un véhicule antigrav léger, normalement disposé au transport, mais qui peut également devenir une plate-forme d’armes mobile. Les terroristes se retournent vers la route à l’approche du véhicule.

(Terroriste) : C’est l’Ordo Arakis. Ils arrivent tard, on a déjà fait tout le sale boulot.

     Les portes coulissantes de l’antigrav s’ouvrent pour laisser descendre trois personnages étranges. Le premier porte une combinaison cybernétique moulante destinée à la stimulation musculaire, ainsi qu’un masque excentrique qui couvre son visage. De longs dreadlocks retombent en une cascade noire depuis l’arrière de son crâne, illuminée ça et là par quelques perles de couleur et ornements dorés. Un étui à katana est accroché à sa ceinture. Le second arrivant est un homme d’un certain âge, aux cheveux noirs légèrement grisonnants. Son visage est dur et marqué par le temps et les batailles, plusieurs cicatrices déstructurant la symétrie de son faciès. Il porte des vêtements noirs recouverts par endroits de plaquettes d’acier. Un bandeau de la même couleur ceint son œil gauche, masquant sans doute les restes d’un organe perdu au moment où lui a été infligée la plus grosse cicatrice barrant son visage quasiment de haut en bas. L’individu a l’air très renfrogné. Le dernier membre du trio s’impose pour être le chef, par son allure et sa prestance. Il porte un long manteau noir aux bordures blanches couvant sa carrure tout en finesse et en longueur. Il a des cheveux assez longs, lui tombant jusqu’au milieu du dos, coiffés un peu n’importe comment, de couleur grise. Ses yeux brillent d’un bleu azur magnifique, et apparaissent si perçants qu’on pourrait croire leur porteur capable de voir au travers de la chair. Son visage à l’âge indéterminable laisse entrevoir les traits d’un grand meneur. Le chef des terroristes s’approche de lui, se pavanant avec fierté, bombant le torse.

(Terroriste) : Hey, vous voilà enfin : on a déjà tout liquidé. On peut pas dire que vous vous fouliez !

     Le chef du trio se redresse légèrement, accordant un léger regard à son interlocuteur avant de détourner les yeux, une lueur de dégoût y apparaissant en surbrillance.

(L’homme) : Nous préférions voir d’autres personnes que nous impliquées dans ces meurtres.

     Le terroriste affiche une mine surprise et saisit son interlocuteur au col, d’un geste brusque et insolent. L’autre reste imperturbable, le toisant finalement d’un regard détendu, aussi glacial que la mort.

(Terroriste) : Hey, Van Reinhardt ! Prenez garde à ce que vous dites. J’espère pour vous que c’est une plaisanterie !

     Soudain, le bras par lequel le terroriste tenait le dénommé « Van Reinhardt » se détache du reste de son corps dans une fontaine de sang. L’homme se met à hurler, voyant l’individu à l’armure énergétique se redresser, tenant au bout du bras son katana couvert de sang. Il ne l’a même pas vu bouger, et il a pourtant eu le temps de dégainer son arme et de lui trancher le bras d’un geste plus rapide que le vent. Van Reinhardt n’a pas sourcillé, malgré le sang qui a giclé sur ses vêtements.

(Van Reinhardt) : Ce n’est en aucun cas une plaisanterie.
  
     Les autres terroristes sortent leurs armes dans des mouvements paniqués, mais ils n’ont pas le temps de faire feu qu’ils sont déjà tous au sol, soit tranchés par le katana du premier homme de main de Van Reinhardt, soit abattus par l’auto-gun qu’a dégainé le second. Ce dernier range calmement son arme encore fumante dans l’étui destiné à la recevoir et s’avance vers les cadavres. L’un des terroristes est encore vivant et s’accroche à sa chaussure dans un geste de supplication désespéré. L’homme de main sort son auto-gun et tire une balle dans la tête de sa victime, l’achevant tout net sans autre forme de procès. Il se retourne vers son chef, qui n’a toujours pas bougé, complètement impassible face au carnage que ses hommes ont provoqué.

(Le borgne) : Rufus, que fait-on de cette femme accrochée à l’arbre ?

     Rufus Van Reinhardt semble considérer un instant le corps inanimé de la jeune femme et hausse les épaules.

(Rufus) : Laissez-la où elle est. Il lui faudra du temps pour se remettre de ce qu’elle vient de vivre et elle ne risque pas de se détacher avant un moment. On ne risque rien à la laisser en vie.

     Il se tourne vers la série de bâtiments qui sont juxtaposés juste à côté et les pointe rapidement du doigt.

(Rufus) : Ouvrez ces hangars et prenez tous les containers d’eau qui sont à l’intérieur. C’est pour ça qu’on est venu, non ?

     Les deux hommes de main n’attendent pas une seconde de plus pour s’exécuter et se dirigent vers les hangars d’un pas rapide. Toujours suspendue à son arbre, Sayam rouvre lentement les yeux sur le charnier qui se trouve à ses pieds. À la vue de tous ces hommes tranchés en morceaux, baignant dans leur sang, elle a un haut-le-cœur. Ce mouvement de répulsion attire l’attention de Rufus. Le chef de l’Ordo Arakis se dirige vers elle et la saisit par les cheveux afin de lui soulever la tête et de voir son visage. Sayam a encore les yeux dans le vague, mais un air maladif se lit clairement sur ses traits pâles et tremblants.

(Rufus) : Tu es plus résistante que je ne le pensais, petite.

     Il plisse les paupières, scrutant la jeune femme dans les moindres détails, semblant chercher à déterminer son identité.

(Rufus) : Ne serais-tu pas la fille de Laderton, que le vieil homme a gardé cachée pendant des années ?

     Sayam retrouve alors un peu de force, et affichant le regard le plus affolé que Rufus ait jamais vu, à la limite de la bête sauvage acculée, elle se met à hurler comme une furie, son corps secoué par une crise de spasmes et de convulsions violente.

(Sayam) : DE L’EAU !!

     Soudain, cette crise s’arrête, puis la tête de la jeune femme retombe inanimée vers l’avant, les yeux grand ouverts. Un filet de bave s’écoule lentement de sa bouche tandis que sa respiration faiblit. Elle est alors complètement inconsciente. Rufus se retourne calmement vers le borgne et l’interpelle.

(Rufus) : Cendar, ramène un baril d’eau par ici !

     Le dénommé Cendar hoche la tête et fait rouler un baril d’eau jusqu’aux pieds de son chef avant de le redresser. Rufus monte sur le talus herbeux pour défaire les chaînes de Sayam entremêlées dans les branches. Une fois la manipulation achevée, la jeune femme s’effondre dans les bras de son « sauveur », toujours inanimée.

(Rufus) : Ouvre le couvercle.

     De son œil unique, Cendar jette un regard incrédule à son chef.

(Cendar) : Quoi ?

(Rufus) : Fais ce que je te dis.

     Sans ajouter le moindre mot, Cendar s’exécute et soulève le couvercle du baril, dévoilant l’élément aqueux qui s’agite mollement sous l’effet du choc. Toujours aussi calmement, Rufus introduit le corps meurtri de Sayam dans le baril, l’immergeant complètement. L’eau ne tarde pas à prendre une teinte rougeâtre en raison du sang qui s’échappe de la blessure de la jeune femme. Au bout d’un petit moment où rien ne semble être amené à se produire, Sayam rouvre les yeux et guette les deux personnages qui l’observent de la surface. Prudemment, elle extrait sa tête de l’eau.

(Cendar) : Qu’est-ce que c’est que cette gamine qui reste près de trois minutes sous l’eau, comme ça, sans respirer ?

     Rufus reste un instant pensif, contemplant Sayam qui est retournée se réfugier sous la surface de l’eau, avant de finalement répondre à l’interrogation de son subordonné.

(Rufus) : Je n’en sais rien. Ou du moins, je n’en suis pas sûr. Va aider Raven à charger les derniers barils et faites chauffer le moteur. J’arrive.

     Cendar s’éloigne d’un pas rapide pour rejoindre le dénommé Raven qui semble avoir observé toute la scène de loin.

(Raven) : Qu’est-ce qu’il fait avec cette gamine ?

(Cendar) : Je n’en sais rien, mais maintenant l’eau contenue dans ce baril est complètement foutue, vu tout le sang qui l’a souillée.

     Alors que ses deux hommes de main finissent le travail, Rufus jette un coup d’œil à sa montre avant de porter un dernier regard sur Sayam qui n’a toujours pas ouvert la bouche. Finalement, il se détourne d’elle pour s’éloigner lentement vers son véhicule d’un air impassible. Cependant, une main froide et humide se saisit de son poignet. Rufus se retourne pour voir que Sayam lui tient fermement la main, d’un air suppliant.

(Rufus) : Tu n’as jamais été seule, n’est-ce pas ?

     Timidement, enfonçant à moitié sa tête dans l’eau, Sayam la remue de droite à gauche pour répondre par la négative. Rufus pousse alors un léger soupir, sans toutefois changer d’expression. Cendar écarquille les yeux et frappe son collègue du coude pour attirer son attention en voyant son chef aider la jeune fille à s’extirper du baril d’eau. Une fois ceci fait, il revient vers eux avec Sayam accrochée à son bras, tremblante et ruisselante, à la manière d’un petit animal perdu. Alors que Rufus passe à côté d’eux, Raven interpelle son supérieur, sa voix obstruée par le masque qu’il porte en permanence.

(Raven) : Chef… on ne peut pas…

(Rufus) : Je connais parfaitement la situation de la famille Laderton. Cette gamine n’a rien à voir avec ça, et elle n’a plus personne au monde. On la prend avec nous.

     Cendar s’apprête à son tour à émettre une objection, mais avant même qu’un son ne puisse sortir de sa bouche, Rufus le coupe brutalement.

(Rufus) : Le premier qui s’opposera à cette décision sera tué sur-le-champ de mes mains. Est-ce bien clair ?

     La bouche de Cendar se referme alors, et aucun des deux hommes de main ne semble encore oser dire quoi que ce soit suite à cette mise en garde. Rufus monte à bord de l’antigrav et aide Sayam à s’y introduire, bientôt suivie dans ce mouvement par Cendar. Quant à Raven, il ouvre la portière latérale pour se mettre aux commandes et, sans un mot de plus, fait démarrer le véhicule qui reprend la route par laquelle il était venu, avec à son bord  une vingtaine de barils d’eau, et une bien étrange jeune femme…

mercredi 4 janvier 2012

Chapitre 2 : Sayam Laderton



     Adra’Haar, la ville du désert, où tous les magiciens sont libres. La cité fondée sur le contrôle et la puissance de la magie. Une ville surpuissante qui souffre également de son refus d’accepter la technologie. Ainsi, de par sa position géographique, cette mégalopole si importante est anéantie par son manque d’eau potable. Aucun moyen d’irrigation, un réseau d’égouts dysfonctionnant, et une aridité à toute épreuve. Les mafias se livrent à un véritable trafic d’eau au sein d’une ville grouillante de monde, dirigée par un Archimage tout-puissant… en réalité manipulé par onze clans mafieux internationaux surpuissants, les Onze Mandragores.
     L’un de ces clans, celui du puissant Seigneur Laderton, détient le monopole du trafic d’eau dans toute la région d’Adra’Haar, et l’immense villa de ce riche magnat, surplombant la ville, en témoigne avec allégresse. Une immense piscine, des jeux d’eau, des fontaines. Un micromonde aquatique qui contraste de façon presque insolente avec la vision en contrebas d’une ville mourant de soif.
     Au bord du grand bassin, une jeune femme ouvre soudainement les yeux, se rendant compte qu’elle a la tête complètement plongée dans l’eau. Elle la retire brutalement, reprenant son souffle de façon saccadée. L’eau trouble du bassin se stabilise doucement et la jeune femme peut y voir le reflet qui lui est renvoyé. Elle possède de longs cheveux fins, couleur ambrée, contrastant à merveille avec ses joues fines et blanches et son regard candide, d’un bleu azuré. Elle plonge délicatement la main dans l’eau pour en troubler la surface et effacer cette image qui lui est apparue.
     À quelques mètres de là, assis dans une chaise pliante, un vieil homme lit un journal, ses yeux fins et encore vifs, s’agitant rapidement au rythme de la lecture derrière de petites lunettes rondes. De longs cheveux grisonnants, coiffés sur le côté pour masquer une calvitie pourtant évidente, témoignent de l’importance qu’a encore le vieil homme pour son apparence. Sa tenue est d’ailleurs resplendissante et luxueuse, ensemble de toges aux motifs complexes, engonçant à la perfection son corps usé mais encore robuste. C’est le chef du clan Laderton, le Seigneur Louis Laderton en personne. À ses côtés, son garde du corps, engoncé dans un costume sombre, portant des lunettes de soleil noires et une coupe de cheveux règlementaire de la même teinte, garde les yeux fixés sur la jeune femme qui s’amuse à présent à s’éclabousser bruyamment avec l’eau du bassin.
     Le chef de clan essaie d’attirer l’attention de son garde du corps sur le gros titre du journal.
  
(Laderton) : « Un autochenille transportant des matériaux high-tech à destination d’Hydrapole attaqué en plein désert. La totalité de la marchandise a été volée et l’équipage massacré. ». Voyez-vous, Ulrich, ce qu’apporte la technologie ? Le malheur…

(Ulrich) : Monsieur, ne disent-ils pas s’ils ont suspecté des coupables ?

(Laderton) : Ils soupçonnent l’Ordo Arakis, mais je vois mal cette organisation criminelle s’attaquer à une chose aussi dérisoire qu’un autochenille. Ils visent plus gros d’habitude. Peu importe, cela fera les pieds à ces maudits technopartisans d’Hydrapole.

     Il tend le journal replié de travers à Ulrich, qui s’applique alors à le remettre dans le bon sens. Le vieil homme se racle la gorge puis s’enfonce dans son fauteuil, plissant les paupières.

(Laderton) : Ces moribonds aimeraient bien me voir hors course. Le clan Pandora est de plus en plus hostile à l’ascension progressive des Laderton au sein des Onze Mandragores. Si ce n’est pas malheureux, après tout ce que j’ai fait  pour eux.

     Son regard se fixe sur la jeune femme qui s’ébroue gaiement dans l’eau, trempant ses longs cheveux bruns avant de les redresser subitement pour les faire claquer dans son dos. Louis Laderton plisse alors les paupières et pousse un léger soupir de lassitude.

(Laderton) : Voyez-vous, Ulrich, on ne peut se fier aux technopartisans… ils finissent toujours par vous trahir. Et pour cela, ils ont toujours de bonnes raisons.

(Ulrich) : Monsieur… se passe-t-il quelque chose dont vous voudriez m’informer ?

     Mais le vieil homme élude totalement la question de son garde du corps et se redresse dans son fauteuil, avant d’écarter les mains vers la jeune femme qui s’ébat toujours avec autant d’entrain dans l’eau pure et fraiche.

(Laderton) : Sayam ! Allez, viens, ma fille.

     La jeune femme, répondant à ce prénom de Sayam, se redresse calmement du bord du bassin, et marche dans la direction de son père, avant de s’asseoir devant lui et de lui tendre docilement l’une de ses jambes nues, à la douceur et à la finesse incroyables. Le vieil homme sort une petite seringue d’une poche pectorale camouflée sous sa toge et l’injecte dans la chair de sa fille. Ulrich tourne la tête pour mieux observer cet acte étrange, ne comprenant pas trop la manœuvre.

(Laderton) : C’est bien, Sayam.

     Pour finir dans la bizarrerie, Laderton reconduit lentement sa fille au bassin et lui passe deux lourdes chaînes autour des poignets. Celles-ci font près de trois mètres chacune et sont reliées aux bords pavés de la piscine. Le vieil homme retourne vers sa chaise pliante et constate l’expression surprise de son garde du corps.

(Laderton) : Un problème, Ulrich ?

(Ulrich) : Non, monsieur… je me demandais simplement pourquoi vous attachiez mademoiselle Sayam.

     Laderton jette un regard empli de tristesse vers sa fille, qui recommence à s’éclabousser d’eau, malgré l’entrave des chaînes.

(Laderton) : Je ne peux pas veiller constamment sur elle, et il lui est vital de rester à proximité de l’eau.

     Ulrich lui lance un regard incrédule, qu’il essaye malgré tout de masquer du mieux qu’il peut. Le vieillard comprend que son garde du corps est sans doute en train de se demander si son chef de clan n’a pas des rapports un peu étranges avec sa fille.

(Laderton) : J’aime ma fille, Ulrich, plus que tout. Je ne fais que la protéger.

     Cependant, Ulrich n’a pas le temps de répondre à son chef, car une balle de pistolet lui passe au travers du crâne dans une détonation sinistre, éclaboussant de sang le visage de Louis Laderton. Celui-ci, surpris jusqu’au mutisme, ouvrant et refermant la bouche sans produire le moindre son, ne comprend rien à ce qui vient de se passer, se contentant de tendre les bras vers le corps inanimé qui s’effondre sous ses yeux. Sayam a simplement tourné la tête au moment de la détonation, puis, sans rien ajouter, a recommencé à s’asperger d’eau malgré la présence d’un cadavre aux pieds de son père.
     Un quatuor d’hommes vêtus de parkas militaires, de cagoules et de gilets pare-balles se tient à la porte menant vers l’intérieur de la résidence. Le canon du revolver de l’un d’entre eux est encore fumant, et le sang présent sur leurs poignards laisse augurer du sort qu’ils ont réservé au reste du personnel de Lord Laderton.
     Ces hommes étranges descendent les escaliers en direction du vieil homme qui ne peut reculer, tétanisé par la terreur et la surprise.

(Laderton) : Je… je ne comprends pas… que… que voulez-vous ? Qui vous envoie ?

     L’un des terroristes s’avance vers Louis Laderton d’une manière orgueilleuse, soufflant au travers de sa cagoule.

(Terroriste) : Voilà donc le salaud qui a le monopole de l’eau alors que les habitants de notre chère ville d’Adra’Haar meurent de soif.

     Il tend son poignard recouvert de sang vers la piscine où batifole tranquillement Sayam, étrangère à la situation.

(Terroriste) : Je vois que t’en fais un bon usage, de toute cette eau qui nous revient de droit, papy !

(Laderton) : Cette eau, je l’ai payée ! Les chiens des rues de votre espèce ne méritent pas mieux que la sécheresse et la misère.

     Le terroriste abaisse son poignard et jette un regard meurtrier au vieillard qui lui tient finalement tête de manière arrogante.

(Terroriste) : Mauvaise réponse.

     Le poignard de l’homme se plante dans le cœur de Louis Laderton qui crache une gerbe de sang en s’agrippant au poignet de son assassin afin de ne pas s’écrouler par terre. Il ne pousse pas un cri, et continue à soutenir d’un œil noble et sévère le regard du terroriste. Il prononce alors d’un souffle ses dernières volontés.

(Laderton) : Ne… faites pas… de mal… à ma… fille…

     Il s’écroule alors sans vie, les yeux révulsés, sur les pavés de la cour, aux côtés du cadavre de son garde du corps, dans une mare de sang. Le terroriste tourne la tête vers Sayam, qui n’a pas bronché et continue à les ignorer. Il reporte finalement son attention vers ses compagnons.

(Terroriste) : Voilà donc la mignonnette que l’on doit épargner ? Je vais me faire une joie de m’occuper d’elle. Héhé.

     Les autres terroristes rigolent de manière sadique en suivant leur chef qui se dirige déjà vers le bassin où est enchaînée Sayam. Celle-ci se rend soudain compte que quelque chose d’étrange est en train de se dérouler lorsqu’elle voit le sang de son père s’écouler entre les dalles des pavés de marbre jusqu’à venir souiller l’eau du bassin dans lequel elle s’amusait jusqu’à présent. Ses yeux changent d’expression, passant de la stupéfaction à la fureur. Le terroriste est juste dans son dos et agite son poignard de manière menaçante en ricanant.

(Terroriste) : Alors, gamine, que dirais-tu de t’amuser un peu avec moi avant de rejoindre ton père dans l’Au-delà ?

     Mais Sayam n’a pas envie de jouer. Elle fait un bond prodigieux au-dessus de l’homme et, d’un mouvement de son poignet gauche, lui enroule la chaîne autour du cou. En atterrissant accroupie dans son dos, elle tire violemment sur la chaîne de sa main valide, brisant la nuque de son agresseur dans un horrible craquement. Elle n’a pas un seul regard pour celui qu’elle vient de tuer, son corps convulsé de spasmes s’écroulant dans son dos.
     Les trois assassins restants dégainent alors leurs armes à feu en direction de la jeune femme dont le regard est à présent empli d’envies meurtrières. Maintenant qu’elle s’est complètement  retournée, elle constate la mort de son père et du garde du corps, en prenant finalement une pleine conscience, ce qui ne fait qu’attiser d’autant plus sa sauvagerie et sa rage.
     Elle fonce vers le seul terroriste qui soit directement à sa portée, ses chaînes reliées aux pavés ne faisant que trois mètres de long. Un coup de feu résonne, mais le tir est manqué. La vitesse de la jeune femme est tout bonnement surnaturelle. Le tireur se rend à peine compte qu’une chaîne s’est enroulée autour de son bras en une fraction de seconde. D’un geste vif, Sayam tend son arme et le bras se brise dans un éclatement d’os. Un autre terroriste pointe son revolver dans le dos de Sayam, voulant profiter de l’immobilité supposée de la jeune femme, mais se prend un magistral coup de pied en pleine mâchoire qui l’envoie voler jusque dans le bassin. Le dernier terroriste, sortant son poignard, entaille la hanche de la furie qui recule alors en gémissant de douleur. Le terroriste au bras brisé, toujours entravé par la chaîne de Sayam, appelle à l’aide son compagnon.

(Terroriste) : Raaargh, défais cette chaîne !! Gyaaargh !

     Le visage en sang, l’homme qui a volé dans le bassin s’approche du maintien de la chaîne qui a brisé le bras de son coéquipier et la fait éclater d’un coup de pistolet.
La chaîne saute en l’air et libère également le bras droit de Sayam. Les maillons d’acier restants, pendouillant au bout de son poignet, se voient finalement utilisés à la manière d’un fouet pour frapper celui qui vient de la libérer par « mégarde », le renvoyant patauger dans le bassin. Par ce même mouvement, elle envoie le terroriste, dont le bras est toujours entravé dans les restes de sa chaîne, voler violemment contre le mur d’enceinte.
     Le seul intrus encore debout se jette sur le pistolet que son équipier a fait tomber lorsqu’il a été renvoyé dans l’eau, et fait feu sur son adversaire. Sayam esquive le tir d’une roulade habile, envoyant un coup de fouet qui désarme son ennemi. Au même moment, le reste des terroristes, au nombre de cinq, arrive dans la cour depuis l’intérieur du bâtiment. Le premier d’entre eux, qui apparaît être le chef en raison de son équipement de meilleure qualité, écarquille les yeux derrière sa cagoule face à ce spectacle incroyable.

(Terroriste) : Mais qu’est-ce qui se passe ici ? Vous n’êtes même pas capables de maîtriser une gamine ?

     Paniquée par le bruit tonitruant des armes et par l’arrivée de nouveaux adversaires, sa hanche souffrante, Sayam décide de prendre la fuite. De toutes ses forces, elle tire sur la chaîne de gauche, toujours fixée au sol, et arrive à briser son maintien, après quoi elle s’enfuit en sautant par-dessus le mur d’enceinte de la cour, ses chaînes bringuebalantes derrière elle.
     Elle atterrit sur une pente assez raide, tapissée d’arbres de petite taille. Ne pouvant contrôler sa course, elle percute un arbuste qui l’envoie balader sur le côté et la sonne sévèrement. Ses chaînes s’entortillent dans des branches et elle se retrouve suspendue, à moitié assommée, à un mètre du sol. En face d’elle se trouvent la route qui descend vers Adra’Haar et les hangars où les stocks d’eau sont dissimulés.
     Elle constate alors avec effroi l’arrivée de ses adversaires, qui ont fait le tour de la propriété, et la surprennent immobilisée, complètement entravée par les branches de l’arbre…

Chapitre 1 : Mortis et Telziel




     Eidolon, la ville du partage, déchirée entre deux instances politiques opposées, est perpétuellement plongée dans le trouble. Que ce soit pour l’ADT (Armée Départementale Technologique) ou l’ADM (Armée Départementale Magique), il est clair que le clan opposé doit être annihilé. C’est ainsi que dans une ville mettant en avant son aspect de neutralité comme assurance d’un bonheur assuré, la population est oppressée pour ses pensées politiques, son idéologie et sa liberté. Nombreux sont les cadavres dont on ne retrouvera jamais les assassins. Des familles brisées. Des quartiers éclatés. Et des mercenaires peu scrupuleux qui se servent de ces divergences pour vivre à leur aise.
     Assis sur un toit, l’un de ces mercenaires guette en attendant son heure. De taille moyenne, son apparence générale et son allure en font une personne que les gens préfèrent éviter. Ce n’est pas grave, il s’y est fait. Sa tenue d’assassin, recouvrant l’intégralité de son corps maigre mais néanmoins musculeux, est entièrement noire. Un étui est accroché à la ceinture de cordes couleur carmin qui orne sa taille svelte. Un masque d’un blanc pur, inexpressif, dans lequel seuls deux yeux noirs et fins sont taillés, lui sert de visage. Son nom est Mortis, et il n’est pas là pour se détendre, malgré le fait qu’il tienne entre ses mains un exemplaire du livre « les méthodes de reproduction des gallinacés pour les Nuls ». Une sorte de couverture malvenue pour sauvegarder ironiquement les apparences, sans doute. Ou bien essaye-t-il réellement de se persuader qu’il sera en sécurité derrière l’écran de ces pages. En a-t-il vraiment besoin d’ailleurs ?
     Camouflé derrière l’ouvrage, il semble surveiller une grande allée marchande où de nombreux commerçants tentent de revendre aux passants les diverses camelotes qu’ils présentent sur leurs étalages comme de pures merveilles artisanales. Soudainement, un individu fait irruption, glaçant l’ambiance par sa simple présence. Là où il passe, les discussions s’arrêtent, les négociations s’interrompent, laissant place à des regards suspects et à de sombres murmures. Un cryo-tube planté dans la tête, un œil cybernétique et un bras mécanisé rendent l’immensité de cet individu, déjà haut de deux mètres, encore plus impressionnante. Les passants chuchotent à son passage, essayant d’éviter son regard assassin et son visage dur.

(Commerçant) : Un technopartisan…

(Client) : Il n’a pas peur de se promener dans les quartiers magiques, celui-là.

(Commerçant) : Sans doute un influent, il vaut mieux ne pas s’y frotter. Maudites immunités diplomatiques. Ça me colle la nausée.

     Un jeune couple, bras dessus, bras dessous, ne prenant pas garde au changement de ton ambiant, se promène le long de l’avenue en toute insouciance. Le garçon a le malheur de légèrement bousculer le technopartisan. À ce simple contact, celui-ci s’emporte comme une tempête et n’attend pas une seconde pour repousser la jeune femme dans un étalage à proximité. Il se saisit ensuite de son fiancé par le collet pour le soulever à vingt centimètres du sol, d’une seule main.
  
(Technopartisan) : Je vais t’apprendre à regarder où tu marches, vermine de mage puant ! 

(Le garçon) : Monsieur, je ne vous avais pas vu… laissez-moi…

     Alors que le technopartisan s’apprête à pulvériser la tête de sa victime de toute la puissance de son bras robotisé, une dizaine de shurikens fendent l’air et viennent lui perforer le visage. La brute énorme s’effondre, raide morte, dans une giclée de sang. À cette chute, un mouvement de panique générale éclate dans tous les coins de l’avenue marchande.
     Au sommet du toit où était assis Mortis, il ne reste qu’un livre sur la reproduction des gallinacés, abandonné de travers, et quelques oiseaux effrayés qui s’envolent rapidement.

     Quelques minutes plus tard, dans une autre ruelle, plus étroite et moins fréquentée, Mortis s’avance d’un pas guilleret en direction d’un vieillard encapuchonné à l’air visiblement inquiet. Le mercenaire s’accoude au montant de la porte devant laquelle s’est immédiatement prostré son misérable interlocuteur.

(Mortis) : C’est bon, il est mort.

(Vieillard) : Tu en es sûr ?

     Mortis, bien que son masque empêche toute expression, semble légèrement agacé et tend sa main ouverte vers le vieillard.

(Mortis) : D’ici deux heures, tout le quartier sera au courant.

     Le vieil homme cherche une bourse sous ses guenilles et la tend rapidement à l’assassin masqué d’une main tremblante. Ce dernier, remarquant l’état de son interlocuteur, se met soudain à rire.
  
(Mortis) : Pas besoin d’être aussi nerveux, mon gars. Des gens, il en tombe tous les jours par ici.

(Vieillard) : Oui… mais…

(Mortis) : N’y pense pas. Ce n’est pas toi qui as lancé les shurikens, mmh ?

     Mortis soulève la bourse, semblant jauger son poids, puis l’accroche à sa ceinture d’un air satisfait avant de croiser les bras sur son torse.

(Mortis) : Allez, maintenant que j’ai de quoi me payer à manger, je vais m’offrir un vrai déjeuner. À bientôt, le vieux !

     Le vieillard soulève mollement la main pour saluer l’assassin qui s’éloigne d’une manière aussi détendue qu’à son arrivée. Le vieux regarde de droite à gauche avec des yeux inquiets puis s’enferme dans sa maison d’un air paniqué.
     Sur une place animée par le flot des travailleurs s’en allant gagner leur pain, Mortis s’installe à la table d’un café et pose son regard sur d’étranges individus qui stationnent au milieu de la foule.
     Le premier est grand, porte un blouson noir rayé de rouge le long des manches, arborant l’insigne P au niveau du cœur : un professeur de l’université magique d’Eidolon. Étrange d’en voir un en pleine rue à cette heure. Il a des cheveux mi-longs de couleur noire, coiffés en bataille, plongeant vers l’arrière. Son expression est farouche, ses yeux marrons sont vifs et mobiles, scrutant la place de tous les côtés. Un bouc noir bien taillé surplombe son menton.
     À ses côtés, un sbire. L’archétype même du rat de bibliothèque, du gardien des livres. Une espèce de gnome à la mine blafarde, un peu bossu et à l’œil noir. Il porte une veste couleur moutarde et une énorme paire de lunettes qui grossit exagérément ses yeux déjà globuleux.
     D’un coup, cet être singulier se met en marche et va percuter un magicien qui vient juste d’arriver sur la place. Il fait cela en mimant l’inadvertance et se confond alors en excuses.

(Sbire) : Veuillez me pardonner, noble Seigneur ! Honte sur moi et sur l’ensemble de mon clan.

     Il crache par terre et se gifle violemment. Le magicien s’écarte d’un air écœuré et affiche une expression magnifiant sa mauvaise humeur.

(Magicien) : C’est bon, c’est bon. Allez, va en paix.

     Le sbire s’en retourne auprès de celui qui semble être son maître d’un pas claudiquant, accentuant ce mouvement à l’extrême. Alors qu’il arrive à son niveau, le professeur lui jette un regard empli de malice.

(Professeur) : C’est bon. Tu as eu le temps de le signer ?

(Sbire) : Ouais. Un traqueur dans la poche, il n’a rien vu venir.

(Professeur) : Ça, on le saura bien assez tôt.

     Au même instant, la voix du magicien retentit au travers de toute la place. Il s’est visiblement rendu compte du manège. Les gens se jettent à terre alors qu’il commence son incantation. Ce n’est pas que ce genre d’événements est particulièrement rare à Eidolon, une rixe éclatant toutes les cinq minutes, mais les passants préfèrent éviter d’y perdre un bras ou une jambe par inadvertance.

(Magicien) : HOZANORAG !!

     Le professeur et son acolyte sont projetés par une violente bourrasque de vent qui vient les frapper dans le creux du dos afin de les envoyer voler contre le mur d’une maison adjacente. Le professeur se retourne alors pour faire face au magicien qui vient de porter l’attaque, tentant de filer un coup de pied à son incompétent sbire par la même occasion. Le temps que les deux acolytes soient frappés par le sort, toute la place s’est retrouvée presque entièrement dépeuplée, seuls quelques courageux osant continuer leurs marches, soit parce que leur puissance est suffisante pour résister à un écart de comportement des différents adversaires, soit parce qu’ils sont fous, soit parce qu’ils sont bien trop curieux. Autant dire que Mortis, qui n’a pas bougé de son siège et qui grignote tranquillement des croissants chauds, est un peu des trois. Pour manger, il fait passer les croissants derrière son masque, en les arrachant petits bouts par petits bouts, sans dévoiler ne serait-ce qu’un centimètre de son visage. Mais le fait qu’il reste masqué ne laisse pas entendre qu’il ne profite pas pleinement du spectacle qui se déroule sous ses yeux.
     Le magicien en colère tend son bras crépitant d’énergie vers ses deux adversaires.

(Magicien) : Eh bien, messieurs… vous voilà dans une très fâcheuse posture.

     Le professeur, un peu essoufflé, retire son blouson noir et le jette au sol, dévoilant une chemise blanche sur laquelle est accroché un écusson portant l’insigne B-I.

(Professeur) : Magicien Jenkins, je vous arrête pour utilisation de magies interdites, violation de l’esprit d’autrui, et tentative d’extraction d’âmes pour le commerce de Nommés.

(Jenkins) : Je ne crois pas, non…

     Et d’un geste presque paresseux, le magicien tend ses bras vers ses adversaires pour leur lancer son plus puissant sort de foudre. Alors qu’il va commencer à prononcer son incantation, une douzaine de personnes encagoulées, portant des combinaisons noires, surgissent de ruelles adjacentes, pointant des armes (visiblement à feu) vers Jenkins, tandis que le faux professeur et son faux sbire sortent également des armes similaires de sous leurs déguisements.
     Le magicien semble quelque peu pris au dépourvu et grimace face à cette irruption inattendue. Le faux professeur lui lance une invective tandis que son arme commence à émettre un son peu rassurant.

(Professeur) : Rendez-vous… et vous aurez droit à des circonstances atténuantes !

(Jenkins) : Hunhun…

     Il rejette alors violemment ses bras vers le ciel en prononçant des mots incompréhensibles aux oreilles non versées dans les arcanes magiques, le tout sur un ton trop rauque et trop gras pour être réellement naturel. Son corps s’enflamme alors complètement, et il se jette avec hargne en direction du faux professeur et de son sbire. Une quinzaine de tirs de rayons étranges l’étreignent alors de part en part et il finit par geler progressivement sur place. Il s’immobilise au bout de quelques secondes, congelé de la tête aux pieds à l’intérieur d’un bloc de glace. Cryogénisé. Le faux professeur retombe alors mollement contre le mur en soupirant, couvert de sueur.

(Professeur) : Pfiouuuh, c’est pas passé loin.

     Le gnome-faux-sbire opère une transformation radicale en retirant son faux nez, ses grosses lunettes, enlevant la prothèse à l’origine de sa bosse dans le dos ainsi que son horrible chemise et se redressant de tout son long, ce qui lui donne à peu près la même taille que le faux professeur. Il s’agit au final d’un individu normal, de moyenne taille aux cheveux bruns coupés un peu de travers, donnant l’impression qu’ils sont plus longs d’un côté que de l’autre.

(Sbire) : C’était juste.

(Professeur) : Oh… j’ai déjà survécu avec plus de justesse que ça.

     Le faux-sbire le regarde d’un air ahuri, et un peu impressionné. Le professeur de magie, qui n’en est certainement pas vraiment un, remarque son expression et esquisse un petit sourire gêné.

(Professeur) : Surtout ne t’en fais pas, ça se passera mieux la prochaine fois.

(Sbire) : Il vaudrait mieux pour moi… je savais ce que je risquais en rentrant dans la Brigade Inquisitoriale, mais pour ma première mission, j’ai l’impression d’avoir tout raté.

     Le professeur entrouvre la bouche, s’apprêtant à dire quelque chose puis se ravise, légèrement pensif et un peu gêné. Visiblement, il n’a pas l’habitude de devoir remonter le moral de ses troupes, ou tout du moins n’est-il pas expert en ce domaine. Il se contente finalement de se frotter maladroitement l’arrière du crâne avant de se détourner de son acolyte, qui lui lance un regard quelque peu alarmé.

(Sbire) : Aïe, j’ai pas marqué de point sur ce coup-là…

     Au moment où le professeur s’éloigne, l’un des personnages à cagoule s’approche de lui en riant, retirant son masque de laine pour laisser tomber une lourde chevelure couleur miel. De magnifiques yeux bleus viennent illuminer ce charmant minois, encadré de part et d’autre de quelques mèches blondes, tourbillonnant involontairement jusque sur ses joues.
     Le professeur, la voyant arriver, se redresse et va à sa rencontre, un léger sourire imprimé sur le visage.

(Professeur) : Eliza… avec ces cagoules, je me demandais où tu pouvais bien être. Tout s’est bien passé de votre côté ?

     La dénommée Eliza se met au garde-à-vous, prenant un air des plus sérieux.

(Eliza) : Oui, inspecteur Telziel.

     Le faux professeur, qui se nomme en réalité Telziel, affiche une grimace de désarroi face à la conduite très officielle de sa subordonnée.

(Telziel) : Heu, c’est bon… je t’ai déjà dit que ça me gêne plus qu’autre chose quand tu m’appelles comme ça.

(Eliza) : Désolée, Max, mais c’est la procédure.

     Eliza se plaque une main sur la bouche en étouffant un rire, se rendant compte de sa bourde. Telziel n’a pas manqué de la remarquer et la pointe du doigt d’un air satisfait, comme pour souligner victorieusement la faute.

(Eliza) : Toutes mes excuses, inspecteur.

     Telziel se contente d’un mouvement las de la main signifiant que ça n’a pas d’importance avant de faire un mouvement de tête rapide en direction du faux sbire, toujours assis au sol, quelques mètres plus loin.

(Telziel) : Occupe-toi du petit nouveau… je vais me charger du rapport.

(Eliza) : À vos ordres !

     Eliza s’approche du petit nouveau en question, ancien gnome bossu, et sort un médipac de sa sacoche afin de soigner ses blessures superficielles. Le faux sbire devient tout rouge en voyant son chef partir sans même lui adresser un mot.

(Sbire) : J’ai complètement foiré mon coup.

(Eliza) : Notgiel… tu feras mieux la prochaine fois.

     De son côté, Telziel s’éponge le front d’un petit mouchoir, jette un regard blasé au terrible magicien congelé et à la peau noircie par son auto-incinération, puis se dirige vers l’une des sorties de la place. Un autre soldat à cagoule s’approche de lui, se mettant au garde-à-vous une fois sa présence remarquée.

(Soldat) : Inspecteur Telziel, vous retournez au QG de la Brigade Inquisitoriale ?

(Telziel) : En effet…

(Soldat) : Et vous comptez vous promener en tenue de prof de magie tout la journée ?

     Telziel ricane en s’éloignant. Il lève la main en l’air sans se retourner, pour saluer ses hommes.

(Telziel) : Question de prestige.

     Toujours assis à sa table, Mortis, qui n’a pas bronché d’un poil pendant toute la durée de l’affrontement, termine son dernier croissant avant d’interpeller le serveur.

(Mortis) : Vous m’en mettrez une autre demi-douzaine.