mercredi 4 janvier 2012

Chapitre 2 : Sayam Laderton



     Adra’Haar, la ville du désert, où tous les magiciens sont libres. La cité fondée sur le contrôle et la puissance de la magie. Une ville surpuissante qui souffre également de son refus d’accepter la technologie. Ainsi, de par sa position géographique, cette mégalopole si importante est anéantie par son manque d’eau potable. Aucun moyen d’irrigation, un réseau d’égouts dysfonctionnant, et une aridité à toute épreuve. Les mafias se livrent à un véritable trafic d’eau au sein d’une ville grouillante de monde, dirigée par un Archimage tout-puissant… en réalité manipulé par onze clans mafieux internationaux surpuissants, les Onze Mandragores.
     L’un de ces clans, celui du puissant Seigneur Laderton, détient le monopole du trafic d’eau dans toute la région d’Adra’Haar, et l’immense villa de ce riche magnat, surplombant la ville, en témoigne avec allégresse. Une immense piscine, des jeux d’eau, des fontaines. Un micromonde aquatique qui contraste de façon presque insolente avec la vision en contrebas d’une ville mourant de soif.
     Au bord du grand bassin, une jeune femme ouvre soudainement les yeux, se rendant compte qu’elle a la tête complètement plongée dans l’eau. Elle la retire brutalement, reprenant son souffle de façon saccadée. L’eau trouble du bassin se stabilise doucement et la jeune femme peut y voir le reflet qui lui est renvoyé. Elle possède de longs cheveux fins, couleur ambrée, contrastant à merveille avec ses joues fines et blanches et son regard candide, d’un bleu azuré. Elle plonge délicatement la main dans l’eau pour en troubler la surface et effacer cette image qui lui est apparue.
     À quelques mètres de là, assis dans une chaise pliante, un vieil homme lit un journal, ses yeux fins et encore vifs, s’agitant rapidement au rythme de la lecture derrière de petites lunettes rondes. De longs cheveux grisonnants, coiffés sur le côté pour masquer une calvitie pourtant évidente, témoignent de l’importance qu’a encore le vieil homme pour son apparence. Sa tenue est d’ailleurs resplendissante et luxueuse, ensemble de toges aux motifs complexes, engonçant à la perfection son corps usé mais encore robuste. C’est le chef du clan Laderton, le Seigneur Louis Laderton en personne. À ses côtés, son garde du corps, engoncé dans un costume sombre, portant des lunettes de soleil noires et une coupe de cheveux règlementaire de la même teinte, garde les yeux fixés sur la jeune femme qui s’amuse à présent à s’éclabousser bruyamment avec l’eau du bassin.
     Le chef de clan essaie d’attirer l’attention de son garde du corps sur le gros titre du journal.
  
(Laderton) : « Un autochenille transportant des matériaux high-tech à destination d’Hydrapole attaqué en plein désert. La totalité de la marchandise a été volée et l’équipage massacré. ». Voyez-vous, Ulrich, ce qu’apporte la technologie ? Le malheur…

(Ulrich) : Monsieur, ne disent-ils pas s’ils ont suspecté des coupables ?

(Laderton) : Ils soupçonnent l’Ordo Arakis, mais je vois mal cette organisation criminelle s’attaquer à une chose aussi dérisoire qu’un autochenille. Ils visent plus gros d’habitude. Peu importe, cela fera les pieds à ces maudits technopartisans d’Hydrapole.

     Il tend le journal replié de travers à Ulrich, qui s’applique alors à le remettre dans le bon sens. Le vieil homme se racle la gorge puis s’enfonce dans son fauteuil, plissant les paupières.

(Laderton) : Ces moribonds aimeraient bien me voir hors course. Le clan Pandora est de plus en plus hostile à l’ascension progressive des Laderton au sein des Onze Mandragores. Si ce n’est pas malheureux, après tout ce que j’ai fait  pour eux.

     Son regard se fixe sur la jeune femme qui s’ébroue gaiement dans l’eau, trempant ses longs cheveux bruns avant de les redresser subitement pour les faire claquer dans son dos. Louis Laderton plisse alors les paupières et pousse un léger soupir de lassitude.

(Laderton) : Voyez-vous, Ulrich, on ne peut se fier aux technopartisans… ils finissent toujours par vous trahir. Et pour cela, ils ont toujours de bonnes raisons.

(Ulrich) : Monsieur… se passe-t-il quelque chose dont vous voudriez m’informer ?

     Mais le vieil homme élude totalement la question de son garde du corps et se redresse dans son fauteuil, avant d’écarter les mains vers la jeune femme qui s’ébat toujours avec autant d’entrain dans l’eau pure et fraiche.

(Laderton) : Sayam ! Allez, viens, ma fille.

     La jeune femme, répondant à ce prénom de Sayam, se redresse calmement du bord du bassin, et marche dans la direction de son père, avant de s’asseoir devant lui et de lui tendre docilement l’une de ses jambes nues, à la douceur et à la finesse incroyables. Le vieil homme sort une petite seringue d’une poche pectorale camouflée sous sa toge et l’injecte dans la chair de sa fille. Ulrich tourne la tête pour mieux observer cet acte étrange, ne comprenant pas trop la manœuvre.

(Laderton) : C’est bien, Sayam.

     Pour finir dans la bizarrerie, Laderton reconduit lentement sa fille au bassin et lui passe deux lourdes chaînes autour des poignets. Celles-ci font près de trois mètres chacune et sont reliées aux bords pavés de la piscine. Le vieil homme retourne vers sa chaise pliante et constate l’expression surprise de son garde du corps.

(Laderton) : Un problème, Ulrich ?

(Ulrich) : Non, monsieur… je me demandais simplement pourquoi vous attachiez mademoiselle Sayam.

     Laderton jette un regard empli de tristesse vers sa fille, qui recommence à s’éclabousser d’eau, malgré l’entrave des chaînes.

(Laderton) : Je ne peux pas veiller constamment sur elle, et il lui est vital de rester à proximité de l’eau.

     Ulrich lui lance un regard incrédule, qu’il essaye malgré tout de masquer du mieux qu’il peut. Le vieillard comprend que son garde du corps est sans doute en train de se demander si son chef de clan n’a pas des rapports un peu étranges avec sa fille.

(Laderton) : J’aime ma fille, Ulrich, plus que tout. Je ne fais que la protéger.

     Cependant, Ulrich n’a pas le temps de répondre à son chef, car une balle de pistolet lui passe au travers du crâne dans une détonation sinistre, éclaboussant de sang le visage de Louis Laderton. Celui-ci, surpris jusqu’au mutisme, ouvrant et refermant la bouche sans produire le moindre son, ne comprend rien à ce qui vient de se passer, se contentant de tendre les bras vers le corps inanimé qui s’effondre sous ses yeux. Sayam a simplement tourné la tête au moment de la détonation, puis, sans rien ajouter, a recommencé à s’asperger d’eau malgré la présence d’un cadavre aux pieds de son père.
     Un quatuor d’hommes vêtus de parkas militaires, de cagoules et de gilets pare-balles se tient à la porte menant vers l’intérieur de la résidence. Le canon du revolver de l’un d’entre eux est encore fumant, et le sang présent sur leurs poignards laisse augurer du sort qu’ils ont réservé au reste du personnel de Lord Laderton.
     Ces hommes étranges descendent les escaliers en direction du vieil homme qui ne peut reculer, tétanisé par la terreur et la surprise.

(Laderton) : Je… je ne comprends pas… que… que voulez-vous ? Qui vous envoie ?

     L’un des terroristes s’avance vers Louis Laderton d’une manière orgueilleuse, soufflant au travers de sa cagoule.

(Terroriste) : Voilà donc le salaud qui a le monopole de l’eau alors que les habitants de notre chère ville d’Adra’Haar meurent de soif.

     Il tend son poignard recouvert de sang vers la piscine où batifole tranquillement Sayam, étrangère à la situation.

(Terroriste) : Je vois que t’en fais un bon usage, de toute cette eau qui nous revient de droit, papy !

(Laderton) : Cette eau, je l’ai payée ! Les chiens des rues de votre espèce ne méritent pas mieux que la sécheresse et la misère.

     Le terroriste abaisse son poignard et jette un regard meurtrier au vieillard qui lui tient finalement tête de manière arrogante.

(Terroriste) : Mauvaise réponse.

     Le poignard de l’homme se plante dans le cœur de Louis Laderton qui crache une gerbe de sang en s’agrippant au poignet de son assassin afin de ne pas s’écrouler par terre. Il ne pousse pas un cri, et continue à soutenir d’un œil noble et sévère le regard du terroriste. Il prononce alors d’un souffle ses dernières volontés.

(Laderton) : Ne… faites pas… de mal… à ma… fille…

     Il s’écroule alors sans vie, les yeux révulsés, sur les pavés de la cour, aux côtés du cadavre de son garde du corps, dans une mare de sang. Le terroriste tourne la tête vers Sayam, qui n’a pas bronché et continue à les ignorer. Il reporte finalement son attention vers ses compagnons.

(Terroriste) : Voilà donc la mignonnette que l’on doit épargner ? Je vais me faire une joie de m’occuper d’elle. Héhé.

     Les autres terroristes rigolent de manière sadique en suivant leur chef qui se dirige déjà vers le bassin où est enchaînée Sayam. Celle-ci se rend soudain compte que quelque chose d’étrange est en train de se dérouler lorsqu’elle voit le sang de son père s’écouler entre les dalles des pavés de marbre jusqu’à venir souiller l’eau du bassin dans lequel elle s’amusait jusqu’à présent. Ses yeux changent d’expression, passant de la stupéfaction à la fureur. Le terroriste est juste dans son dos et agite son poignard de manière menaçante en ricanant.

(Terroriste) : Alors, gamine, que dirais-tu de t’amuser un peu avec moi avant de rejoindre ton père dans l’Au-delà ?

     Mais Sayam n’a pas envie de jouer. Elle fait un bond prodigieux au-dessus de l’homme et, d’un mouvement de son poignet gauche, lui enroule la chaîne autour du cou. En atterrissant accroupie dans son dos, elle tire violemment sur la chaîne de sa main valide, brisant la nuque de son agresseur dans un horrible craquement. Elle n’a pas un seul regard pour celui qu’elle vient de tuer, son corps convulsé de spasmes s’écroulant dans son dos.
     Les trois assassins restants dégainent alors leurs armes à feu en direction de la jeune femme dont le regard est à présent empli d’envies meurtrières. Maintenant qu’elle s’est complètement  retournée, elle constate la mort de son père et du garde du corps, en prenant finalement une pleine conscience, ce qui ne fait qu’attiser d’autant plus sa sauvagerie et sa rage.
     Elle fonce vers le seul terroriste qui soit directement à sa portée, ses chaînes reliées aux pavés ne faisant que trois mètres de long. Un coup de feu résonne, mais le tir est manqué. La vitesse de la jeune femme est tout bonnement surnaturelle. Le tireur se rend à peine compte qu’une chaîne s’est enroulée autour de son bras en une fraction de seconde. D’un geste vif, Sayam tend son arme et le bras se brise dans un éclatement d’os. Un autre terroriste pointe son revolver dans le dos de Sayam, voulant profiter de l’immobilité supposée de la jeune femme, mais se prend un magistral coup de pied en pleine mâchoire qui l’envoie voler jusque dans le bassin. Le dernier terroriste, sortant son poignard, entaille la hanche de la furie qui recule alors en gémissant de douleur. Le terroriste au bras brisé, toujours entravé par la chaîne de Sayam, appelle à l’aide son compagnon.

(Terroriste) : Raaargh, défais cette chaîne !! Gyaaargh !

     Le visage en sang, l’homme qui a volé dans le bassin s’approche du maintien de la chaîne qui a brisé le bras de son coéquipier et la fait éclater d’un coup de pistolet.
La chaîne saute en l’air et libère également le bras droit de Sayam. Les maillons d’acier restants, pendouillant au bout de son poignet, se voient finalement utilisés à la manière d’un fouet pour frapper celui qui vient de la libérer par « mégarde », le renvoyant patauger dans le bassin. Par ce même mouvement, elle envoie le terroriste, dont le bras est toujours entravé dans les restes de sa chaîne, voler violemment contre le mur d’enceinte.
     Le seul intrus encore debout se jette sur le pistolet que son équipier a fait tomber lorsqu’il a été renvoyé dans l’eau, et fait feu sur son adversaire. Sayam esquive le tir d’une roulade habile, envoyant un coup de fouet qui désarme son ennemi. Au même moment, le reste des terroristes, au nombre de cinq, arrive dans la cour depuis l’intérieur du bâtiment. Le premier d’entre eux, qui apparaît être le chef en raison de son équipement de meilleure qualité, écarquille les yeux derrière sa cagoule face à ce spectacle incroyable.

(Terroriste) : Mais qu’est-ce qui se passe ici ? Vous n’êtes même pas capables de maîtriser une gamine ?

     Paniquée par le bruit tonitruant des armes et par l’arrivée de nouveaux adversaires, sa hanche souffrante, Sayam décide de prendre la fuite. De toutes ses forces, elle tire sur la chaîne de gauche, toujours fixée au sol, et arrive à briser son maintien, après quoi elle s’enfuit en sautant par-dessus le mur d’enceinte de la cour, ses chaînes bringuebalantes derrière elle.
     Elle atterrit sur une pente assez raide, tapissée d’arbres de petite taille. Ne pouvant contrôler sa course, elle percute un arbuste qui l’envoie balader sur le côté et la sonne sévèrement. Ses chaînes s’entortillent dans des branches et elle se retrouve suspendue, à moitié assommée, à un mètre du sol. En face d’elle se trouvent la route qui descend vers Adra’Haar et les hangars où les stocks d’eau sont dissimulés.
     Elle constate alors avec effroi l’arrivée de ses adversaires, qui ont fait le tour de la propriété, et la surprennent immobilisée, complètement entravée par les branches de l’arbre…

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