samedi 21 janvier 2012

Chapitre 5 : Vladimir Morlan


     Hydrapole, capitale de la technologie, est la ville la plus prospère du monde de Kiren. C’est une cité empiétant largement sur la mer, chaque mur reflétant ses reflets chromés. Son aspect lisse et métallique est proche de la personnalité de la plupart de ses habitants, des êtres devenus plus proches des robots que des hommes, tant les machines ont pris une place importante dans leurs vies. Cette cité flottante abrite la plus grosse partie des habitations les plus riches sous la surface. Cet envers du décor est bien moins réjouissant, car dissimulant une technologie de pointe si avancée que les dirigeants sont devenus totalement paranoïaques : les gens vivant dans ces quartiers immergés n’ont quasiment pas le droit de sortir, et presque personne ne peut y entrer.
     Hydrapole s’est tellement repliée sur elle-même au fil du temps qu’elle a perdu toute puissance politique à l’échelle internationale. Mais en contrepartie, sa puissance économique est sans limite. Son gouvernement fantomatique ne fait jamais d’apparition, si bien que ce sont les grandes firmes qui semblent diriger la ville d’une poigne de fer.
     C’est le cas de la société Techma-1, dont le centre principal rassemblant toutes ses infrastructures, le CRTN (Centre de Recherche en Technologie Nouvelle), est le plus gros bâtiment de la partie émergée d’Hydrapole.
     Vladimir Morlan, un scientifique de génie à la renommée mondiale, est une des perles dont dispose Techma-1. Il met chaque jour son intelligence et sa créativité au service de l’entreprise en inventant des merveilles dans le domaine de la robotique et de l’aérospatiale.
     Ce jour-là, Vladimir se dirige vers son bureau. Resplendissant dans sa veste de laborantin grisâtre, son jeune âge est trompeur par rapport à ses qualités. L’œil vif et fier, il porte des cheveux noirs broussailleux qui encadrent son visage fin, mais pourtant dur. Son œil à la pupille noire se place devant le contrôleur rétinien et une porte-sas s’ouvre devant lui, dévoilant à son regard le laboratoire personnel mis à sa disposition, le numéro 51, où toute son équipe de recherche est sur le pied de guerre.
     Un des scientifiques s’approche de lui, tenant un plateau sur lequel est disposée une lettre cachetée.

(Vladimir) : Bonjour Farim, qu’est-ce que c’est que ça ?

(Farim) : Bonjour Professeur Morlan. C’est une lettre en provenance de la haute hiérarchie qui est arrivée pour vous ce matin. Le directeur a déjà…

     Coupant la parole au dénommé Farim, le Directeur du département scientifique du CRTN, un gros bonhomme à la barbe prononcée, et visiblement très à l’étroit dans son complet couleur olive, repousse le jeune scientifique pour serrer la main à Vladimir.

(Vladimir) : Bonjour, monsieur Erkham…

(Erkham) : Ah Vladimir, vous avez lu la lettre ?

(Vladimir) : J’allais le faire, monsieur.

(Erkham) : Oh, je vous ai coupé ? Mille excuses !

     Erkham saisit les épaules de Farim et le replace devant Vladimir, le forçant à lui tendre le plateau sur lequel se trouve toujours la lettre. Vladimir prend celle-ci entre ses mains et Erkham repousse à nouveau le jeune scientifique en arrière. Ce dernier, fâché par le comportement de son supérieur, repart à son poste de travail d’un air  légèrement courroucé.

(Erkham) : Ça vient de la très haute hiérarchie, Vladimir !

     Vladimir jette un œil avisé au cache de l’enveloppe et constate le sceau personnel du dirigeant du CRTN.

(Vladimir) : De… Monsieur Opitz en personne ?

(Erkham) : Exactement. Vous vous rendez compte de cet honneur, Vladimir ? Monsieur Opitz, qu’aucun employé n’a jamais vu, vous écrit une lettre à vous, mon poulain. Une lettre en personne. Lisez-la, lisez-la !!

     Tout en ignorant les gesticulations euphoriques de son directeur, Vladimir décachette l’enveloppe et en extrait un papier où une écriture fine et appliquée est inscrite. Il commence à lire à haute voix pour en faire profiter Erkham.

(Vladimir) : « Cher Monsieur Morlan, étant donné les excellents résultats de votre équipe de recherche et votre renommée de plus en plus affirmée au fil du temps, moi, Monsieur Opitz, vous demande en personne de réaliser un travail aéronautique pour une nouvelle gamme de vaisseaux que produira le CRTN. »

(Erkham) : Oh mon dieu ! OH MON DIEU ! Une gamme produite de A à Z par nos locaux ! C’est un rêve !

     Ignorant les cris et gesticulations victorieuses de son supérieur, Vladimir poursuit la lecture, concentré et impassible.

(Vladimir) : « Cet appareil fonctionnant sur la base d’un Aco-5 devra être utilisable aussi bien en tant que véhicule terrestre, nautique ou sous-marin. En outre, il ne devra pas dépasser la taille d’un Aco traditionnel. Je me doute que l’ampleur de la tâche sera énorme, mais je sais également que je peux me reposer sur vos épaules et sur celles de votre équipe de recherche, qui ne m’a, jusqu’à présent, jamais déçu. Il va sans dire que votre travail sera récompensé comme il se doit. Avec toutes mes amitiés, cordialement, Monsieur Opitz. »

     Presque comme s’il s’y était attendu, Vladimir se rend compte que l’euphorique Erkham laisse peu à peu place à un personnage non pas moins nerveux, mais beaucoup plus inquiet.

(Erkham) : Un sous-marin mobile et terrestre de taille Aco ? Mais c’est de la folie.

     Vladimir replie calmement la lettre et la range dans l’enveloppe, puis glisse celle-ci dans la poche de sa veste. Il se frotte le menton d’une main calme, puis dépose une tape amicale sur l’épaule de son directeur qui apparaît de plus en plus effondré.

(Vladimir) : De la folie oui, mais j’aime ce genre de défi. Et on va se mettre tout de suite au travail. Nous ne pouvons décevoir Monsieur Opitz.

     Erkham hoche la tête, et agitant ses doigts de manière nerveuse, se met à trépigner. Il semble chercher un moyen de se rendre utile. Vladimir le jauge d’un air légèrement ironique, s’interdisant de le couper, comme s’il profitait de son état de stress et le contrebalançait par son calme olympien. Finalement, le directeur du département scientifique semble trouver ce qu’il cherchait et lève son index d’un air triomphant.

(Erkham) : Je vais demander à ce qu’on vous alloue immédiatement une salle de réunion pour réunir votre équipe.

(Vladimir) : Merci, monsieur Erkham.

     Enfin débarrassé de cette tempête humaine, qui prend immédiatement la direction de la sortie du laboratoire 51, Vladimir pousse un soupir et se dirige jusqu’à Farim, qui manipule consciencieusement des composés chimiques aux couleurs étranges et exotiques.

(Farim) : Je n’arrive vraiment plus à supporter ce type.

     Vladimir se laisse aller à un bref éclat de rire en donnant une légère tape sur l’épaule de son subordonné.

(Vladimir) : Il est brusque, mais il a bon fond.

(Farim) : Et comment va Samantha ?

     Le sourire de Vladimir disparaît soudainement, ses yeux se perdant dans le vague. Il pousse un bref soupir avant de tourner des yeux un peu humides vers Farim.

(Vladimir) : Pas très bien, je le crains… Ça… Ça ne fonctionne toujours pas et… je devrais être un peu plus présent pour elle, je pense…

     Farim offre un sourire de réconfort à son supérieur et ami, lui donnant à son tour une tape amicale sur l’épaule.

(Farim) : Il faut garder espoir. Vous êtes un beau couple, vous pouvez déjà profiter pleinement de la vie. Le reste viendra en son temps, vous verrez.

(Vladimir) : C’est gentil, Farim… j’espère que tu as raison…

     Quelques heures plus tard, dans une salle de réunion où Vladimir a pu réunir toute son équipe pour expliquer la situation dans les détails, la tension est palpable sur tous les visages, tout comme l’excitation.

(Farim) : Il va sans dire qu’on va avoir besoin de matériaux à la pointe de la technologie.

(Vladimir) : Ça tombe bien, j’avais fait commander des plaques d’Aerium renforcées et des moteurs à fusion dernier cri à une nouvelle usine de construction, NanoCorp, qui a ouvert dans les nouvelles zones de développement, au Nord d’Eidolon.

     Un grand silence gêné s’abat sur la totalité de l’assemblée. Vladimir ne manque pas de le remarquer et, d’instinct, comprend très vite qu’un problème dont il n’a pas encore connaissance a dû survenir.

(Farim) : On ne vous a pas encore mis au courant, professeur ? Vous n’avez pas lu les journaux ces derniers jours ?

(Vladimir) : Je dois bien avouer que je n’en ai pas eu le temps, mais pourquoi me demandes-tu ça ? Que s’est-il passé ?

(Farim) : L’autochenille qui transportait les matériaux vers Hydrapole a été attaqué par un groupe de mercenaires. Le véhicule transportait également des armes qui ont été volées… tout le reste a été détruit.

     Vladimir reste un instant interloqué puis se masse le front d’une main tremblante. Toute l’excitation ressentie jusqu’à présent à l’idée de s’atteler à ce projet vient soudainement de se transformer en crainte. Un grand moment de silence s’abat dans la salle de réunion, qui est finalement rompu par un scientifique barbu portant de petites lunettes.

(Scientifique) : Peut-être peut-on repasser commande ?

(Vladimir) : Elle sera acheminée bien trop tard, on ne peut se permettre de ralentir la production. Nous perdrions l’argent de Monsieur Opitz et il finira par nous retirer le projet, faute d’avancement.

(Scientifique) : Alors il faut se baser sur d’autres matériaux.

     Vladimir semble réfléchir un instant, puis ouvre le dossier de production se trouvant devant lui, le feuillette et s’arrête soudain à une page qu’il lit attentivement avant de relever la tête vers son équipe.

(Vladimir) : A-t-on du matériel de traitement nano-technologique haut de gamme dans nos locaux ?

(Farim) : On a reçu deux percluseuses ioniques la semaine passée, et on a toujours notre bon vieux Miridion-5 à traitements phoniques, qui ne nous a jamais déçu malgré son âge.

     Les yeux de Vladimir s’illuminent et par effet de contagion, cette simple expression suffit à faire revenir une vague de bonne humeur dans l’assemblée de scientifiques.

(Vladimir) : Ce sera parfait ! Si tout le monde se donne à fond, on pourra établir un projet tenable et un prototype dans moins de trois mois. Délai légèrement plus long qu’à l’habituelle, mais tout de même satisfaisant.

     Tous les scientifiques se regardent avec étonnement d’un air ravi. Mais ils apparaissent un peu surpris, également.

(Scientifique) : Si je vous suis bien, vous voulez que l’on place nous-mêmes les alliages en nano-composition, mais sur quelle base voulez-vous que nous travaillions ?

     Vladimir laisse passer un silence, se doutant déjà de l’effroi que va susciter sa réponse.

(Vladimir) : De la récup’.

     Un frisson parcourt toute la salle, on entend même quelques cris de surprise qui font sourire Vladimir. Il se redresse de tout son long et s’avance vers son équipe en croisant les bras.

(Vladimir) : Je connais un très bon revendeur à Idlow qui, j’en suis sûr, aura les pièces qu’il nous faut à un prix tout à fait raisonnable. On ne va pas passer commande. Il ne faut surtout pas que l’administration sache que l’on utilise du matériel non homologué.

(Farim) : Mais comment allons-nous récupérer le matériel de ce revendeur alors ?

(Vladimir) : Je vais aller le chercher moi-même.

     Nouveau cri de stupeur et d’effroi qui immobilise toute la salle pendant quelques instants. Une femme scientifique à la coupe blonde assez courte et aux yeux bleus se rapproche de Morlan d’un air affolé.

(Scientifique 2) : Quitter Hydrapole ? Monsieur, c’est trop dangereux, surtout avec votre important statut ! L’administration serait parfaitement opposée à cette idée, et monsieur Erkham en premier.

(Vladimir) : Je me charge de faire approuver Erkham. Si j’arrive à lui soutirer une autorisation providentielle, l’administration n’y verra que du feu et je serai de retour avant même qu’ils ne se soient rendu compte de mon absence.

(Scientifique) : Reste que c’est bien trop dangereux pour vous d’y aller seul, sans escorte.

(Vladimir) : Dans ce cas…

     Il laisse planer un silence qui inquiète plus qu’il ne rassure. L’équipe de scientifiques, pendue à ses lèvres, est prête à tout entendre.

(Vladimir) : …je vais emmener Almee avec moi.

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