vendredi 27 janvier 2012

Chapitre 6 : Almee Natar

  
     Dans un couloir perdu au fin fond du complexe labyrinthique du CRTN, au cœur du département scientifique expérimental, Vladimir s’arrête devant une porte qui n’affiche aucun indice visuel quant au lieu où elle mène. Un simple contrôleur rétinien renforcé par un système de carte indique que quelque chose d’important doit être caché derrière.
     Vladimir plaque son œil sur le contrôleur qui émet un son strident. Le message « insérez carte » apparaît sur le petit écran de contrôle verdâtre. Vladimir farfouille dans les poches de sa veste et en sort un étui dans lequel se trouvent une vingtaine de cartes différentes, certaines avec sa photo dessus, d’autres sans aucune indication particulière. Il en retire une complètement blanche, présentant simplement une disposition originale de plusieurs petits trous, puis l’insère dans le lecteur de carte.
     La porte s’ouvre après qu’une légère alarme ait retenti et le professeur pénètre dans la nouvelle salle qui s’offre à lui, plongée dans l’obscurité la plus totale.
Il allume la lumière et dévoile ainsi un grand laboratoire circulaire sur les murs duquel se trouvent alignés une série de quatre tubes cryogéniques individuels. Il s’approche de l’un d’entre eux et passe sa main sur la vitre pour effacer la buée qui s’y est accumulée au fil du temps. Derrière la vitre, un visage serein de jeune garçon, les yeux grands ouverts, semble attendre calmement. Rien n’indique qu’il soit en vie. Il possède des cheveux gris pâle en bataille sur lesquels apparaissent des traces de gel. Il a de grands yeux noirs à l’expression farouche, malgré leur immobilisme, qui traduiraient presque une grande curiosité. Sauf qu’ils semblent morts. Au grand maximum, cet individu ne doit pas avoir plus de dix-huit ou dix-neuf ans. Vladimir affiche un sourire ému à la vision de ce visage figé par le froid.

(Vladimir) : Te voilà, toi…

     Il pianote sur le panneau de contrôle à la droite du tube cryogénique et une épaisse fumée s’échappe soudainement de sous la vitre, comme une cocotte minute sous haute pression. Lorsque la fumée blanchâtre s’est complètement évacuée, la vitre du tube se soulève, laissant apparaître le corps du garçon à l’air libre. Il est toujours immobile, à la manière d’un cadavre, et semble tout aussi froid que s’il en était réellement un. Son torse nu laisse apparaître une musculature plutôt impressionnante pour un garçon de son âge. Il porte un léger pantalon noir qui s’est figé dans ses replis en raison du froid.
     Vladimir se place en face de lui et se met à chercher du bout des doigts quelque chose sur le côté gauche de sa poitrine, à proximité du cœur. Il finit par trouver ce qu’il cherche : un léger interstice qu’il frôle du doigt avant d’exercer une légère pression dessus. Le pectoral gauche du garçon s’enfonce alors d’un millimètre environ, se découpant en un carré parfait qui coulisse de lui-même vers le bas, disparaissant sous la peau du torse. Ce qui apparaît en dessous, là où devrait se trouver le cœur, ressemble à une espèce de cylindre métallique auquel sont reliés plusieurs câbles ainsi que des éléments qui apparaissent être organiques, ou tout au moins synthétiques.
     Vladimir s’accroupit pour chercher un tiroir à rabat se trouvant sous le tube cryogénique. Il y trouve deux boîtes en forme de thermos à la couleur chromée uniforme. Il en prend une en main et dévisse l’espèce d’interstice rond qui se trouve à son extrémité, après quoi il introduit le cylindre dans le logement prévu à cet effet, à l’intérieur de la poitrine du jeune homme. Une fois ceci fait, il revisse l’extrémité d’un geste sec et tous les composants électroniques se mettent en marche, un petit voyant rouge s’allumant à côté de ce qui ressemble fortement à une batterie. Ensuite, il remonte la plaque pectorale jusqu’à ce que l’illusion du corps soit à nouveau parfaite. Personne ne pourrait se douter que ce garçon, semblant tout à fait normal, dispose d’une machinerie complexe à la place du cœur.
     Vladimir recule d’un pas, contemplant le jeune homme aux éléments robotiques d’un air satisfait, avant de plaquer une main contre son menton.

(Vladimir) : Connexion.

     Les yeux du garçon robotique s’animent alors vivement et observent à une allure affolante dans toutes les directions, les capteurs visuels reprenant une empreinte consciente de leur environnement. Sa bouche s’ouvre et se referme deux fois de suite, puis enfin il répond au scientifique.

(Réploïde) : Système opérationnel.

(Vladimir) : Bonjour, réploïde.

     Les yeux du jeune homme s’arrêtent sur le professeur et le « réploïde » sort du tube pour avancer d’un pas vers lui. De petits amas de glace cristallisés se décrochent de ses cheveux et de son pantalon, tandis que la pellicule plus fine qui recouvrait sa peau commence à se liquéfier, l’humidifiant de la tête aux pieds. Il s’arrête à nouveau, tourne sa tête de gauche à droite puis fixe à nouveau son regard sur Vladimir, d’un air curieux.

(Réploïde) : Bonjour.

(Vladimir) : Écoute-moi, réploïde, je dois aller récupérer du matér…

     Le réploïde lève alors brutalement la main pour prendre la parole, coupant celle de son interlocuteur.

(Réploïde) : Il me semblait que vous aviez appris mon nom il y a un bout de temps, prof.

     Vladimir semble quelque peu gêné, sans doute parce qu’il n’aime pas les familiarités avec ceux qu’il considère comme des machines.

(Vladimir) : Oui, excuse-moi… Almee. Je suis toujours surpris que tu aies gardé ta personnalité originelle.

     Le dénommé Almee fronce légèrement les sourcils puis hausse les épaules.

(Almee) : C’est moi qui l’ai demandé, vous ne vous souvenez pas ? Et puis vous étiez d’accord.

(Vladimir) : Ça remonte à quelques années déjà… je ne me souviens pas de tout. Mais tu dois te souvenir que je t’ai sauvé de ton exécution, non ?

     Almee baisse la tête, les yeux sombres, puis la redresse à nouveau vers le professeur, un regard neutre imprimé sur le visage.

(Almee) : Inutile de me dire ça pour me rappeler que je bosse pour vous, prof.

     Vladimir affiche alors une expression légèrement désolée et se racle nerveusement la gorge.

(Vladimir) : Non, ça n’a rien à voir, c’est juste que… roh, je n’aurais pas dû dire ça…

(Almee) : J’étais innocent. Mais comme c’était le seul moyen de m’en tirer, j’ai accepté d’être le cobaye de votre expérience de réploïde… vu sous cet angle, on ne peut pas vraiment dire que vous m’ayez sauvé, pas vrai ?

     Vladimir agite son bras gauche en signe de dénégation et pousse un soupir avant d’afficher une expression un peu plus sévère.

(Vladimir) : Toujours le même problème avec les réploïdes qui gardent la mémoire.

(Almee) : Si ça vous dérange tant que ça, autant ne pas le proposer à vos cobayes… moi je voulais rester humain avant tout, mais peu importe. Pourquoi vous m’avez foutu au congélateur pendant…

     Ses yeux se fixent dans le vide et sa posture redevient rigide, un léger bruit d’accélérateur se met en marche, semblant provenir de l’intérieur de sa tête, puis le son s’atténue et le réploïde reprend une attitude normale. 

(Almee) : … Quatre ans, huit mois, neuf jours, six heures, treize minutes et cinquante-sept secondes ?

     Vladimir s’adosse à la console de relevés vitaux se trouvant sur le mur adjacent. Visiblement, il s’est attendu à cette question, et prend donc son temps pour y répondre.

(Vladimir) : Un bug général sur les modèles de réploïdes de ta série. Certains de tes pairs se sont mis à attaquer les scientifiques qu’ils étaient censés épauler. Il y a même eu des morts. On a préféré tous vous arrêter et vous cryogéniser pour éviter tout risque.

(Almee) : Et vous n’avez pas peur que je bugue, moi aussi ?

     Vladimir prend une pose réflexive et se frotte lentement le menton, semblant tout à coup considérer les risques réels de son acte.

(Vladimir) : Non… j’ai programmé moi-même ton « inhibiteur de comportement » en y ajoutant un antivirus de très bonne qualité. Normalement il n’y a aucun risque.

     Le scientifique détourne le regard, visiblement turlupiné par quelque chose.

(Vladimir) : Mais mes supérieurs n’ont pas voulu entendre raison à l’époque, et on a forcé ta cryogénisation, malgré mes protestations.

     Les yeux d’Almee s’assombrissent alors et il se cambre en arrière en poussant des hurlements horribles dans des spasmes musculaires impressionnants. Immédiatement, Vladimir se redresse, les yeux écarquillés et le teint virant au blême cadavérique.

(Almee) : Gyaaaaaaaaaaaargh !!

     Vladimir se précipite sur le réploïde pour tenter de le retenir afin d’éviter qu’il ne s’effondre contre le tube cryogénique dont il vient de sortir. C’est finalement Almee qui se redresse de lui-même et saisit violemment le professeur d’un geste brusque, l’attirant contre lui avec force.

(Almee) : Graaaah !! JE VAIS VOUS TUER !

     Vladimir parvient à se dégager de l’étreinte de son assaillant et recule de quelques pas pour atteindre la télécommande de contrôle à distance qui se trouve sur le bureau de maintenance, au centre de la salle. Il se retourne pour la saisir, prêt à débrancher Almee définitivement, lorsqu’il entend un ricanement dans son dos. Il se retourne alors vivement pour voir Almee plié en deux, se tenant les côtes en riant bruyamment. Il montre le professeur du doigt et pouffe deux fois plus de rire. Des larmes coulent de ses yeux plissés. Vladimir repose la télécommande sur le bureau et se rapproche du jeune homme d’un air sévère.

(Vladimir) : J’imagine que tu te trouves drôle.

(Almee) : Désolé, prof… c’était plus fort que moi !

     Vladimir pousse un soupir de soulagement, laissant Almee se remettre de son fou rire. Un euphorisme toujours imprimé sur le visage, le réploïde tente de se contrôler pour écouter ce que son « créateur » a comme mission à lui confier.

(Vladimir) : Si tu as fini de faire l’andouille, je vais pouvoir t’exposer la situation.

(Almee) : Je vous écoute.

(Vladimir) : Je dois me rendre à Idlow pour me procurer du matériel de récupération afin de concevoir un nouveau modèle de sous-marin… j’entre pas dans les termes techniques vu que tu n’y connais rien. Toujours est-il que j’ai besoin de toi pour veiller sur ma personne le temps du voyage.

     Almee hausse les épaules d’un air légèrement dédaigneux avant de s’étirer paresseusement de tout son long, les yeux encore brillants des larmes euphoriques qui y ont coulé.

(Almee) : Ben je n’ai pas le choix, je prends. Ça me permettra au moins de sortir un peu et de me dégourdir les pattes.

     Vladimir approche du tube cryogénique et en referme le couvercle, après quoi il s’accroupit à nouveau devant le tiroir de rangement situé en dessous et y prend le second cylindre qui y est entreposé. Almee jette un coup d’œil légèrement étonné à ce mouvement.

(Almee) : Pourquoi vous prenez une autre batterie ? Celle que vous venez de me mettre est pleine.

(Vladimir) : Tes batteries sont des anciens modèles, j’ai peur qu’elles aient morflé avec le temps. J’en prends une au cas où on aurait besoin de tes compétences et que la première serait à plat. On n’est jamais trop prudent.

     Almee croise alors fièrement les bras sur son torse nu et musculeux.

(Almee) : Ouais. N’empêche, vous me sous-estimez là.

     Vladimir ricane et range la seconde batterie dans un petit sac de transport à anse qu’il passe autour du cou d’Almee.

(Vladimir) : Et maintenant, le plus dur : convaincre Erkham de me faire une autorisation providentielle pour qu’on puisse partir à Idlow. Et il va aussi falloir que je le convainque de faire un permis de sortie pour toi. Je sens qu’il va râler.

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